le 16 octobre 2025 dans Compléments
On trouvera ci-dessous ce qui était initialement une réponse privée à des difficultés qui m’ont été soumises au sujet de mon livre. Celles-ci étaient énoncées dans une lettre qu’un prêtre avait reçue d’un de ses fidèles, et m’avait ensuite communiquée. C’est à ce fidèle que j’ai écrit directement, et les citations sont extraites de sa lettre. Ma réponse est également disponible au format PDF sous ce lien.
Cher Monsieur,
Merci beaucoup pour vos questions et vos remarques, qui m’ont été transmises par monsieur l’abbé … . Vous trouverez mes réponses ci-dessous.
Il est bien entendu que créer signifie, de la part de Dieu, tirer du néant, ex nihilo. […] Mais pourquoi donc affirme-t-il, à plus de 80 reprises, que Dieu créa l’homme à partir de terre, donc pas ex nihilo ? Contradiction dans les termes. Les Pères de l’Église disent modelé, formé, façonné, composé, issu de, en particulier pour Ève. Quelques rares fois, dans leurs textes traduits en français, nous lisons créé, création, mais nous ne trouvons, dans le texte latin correspondant, ni le mot creatio, ni le verbe creare, à une ou deux exceptions près.
En effet, le verbe creare a acquis dans la langue théologique le sens technique que vous indiquez, et auquel saint Thomas d’Aquin, notamment, s’efforce de se conformer1.
Cependant, cette restriction de sens n’a pas toujours existé. Par exemple, le verbe creare est employé à propos de la formation du corps d’Adam dans le livre de l’Ecclésiastique2 :
« Deus creavit de terra hominem, et secundum imaginem suam fecit illum. »3
« Ex ipsis exaltavit et magnificavit Deus, et ex ipsis posuit in numerum dierum ; et omnes homines de solo et ex terra unde creatus est Adam. »4
On trouve également des exemples chez les Pères de l’Église, même s’il n’y en a pas dans mon livre :
« Denique illa creatio hominis de luto terræ videtur esse facta post mundum, postquam requievit Deus ab operibus suis. »5
« Quod si primus ille homo, qui cum Deo loquebatur in paradiso positus, labi tam facile potuit, ex terra creatus virgine, […] quanto facilius postea lubrica ad peccandum via maius advexit humano generi præcipitium […] ! »6
« Ille sine parentibus de terra creatus est, nos vero ex parentibus. »7
Je pourrais citer d’autres cas où creare est employé à propos de la formation du corps d’Ève, de la formation du corps des enfants à partir de leurs parents, etc.
Les efforts de rationalisation du langage ne sont jamais parvenus à faire disparaître cet usage souple du verbe creare. Il est très remarquable que saint Thomas d’Aquin lui-même, dans un article concernant précisément la notion de création, emploie à deux reprises creare là où l’on attendrait facere :
« Quamvis igitur creare aliquem effectum finitum non demonstret potentiam infinitam, tamen creare ipsum ex nihilo demonstrat potentiam infinitam. »8
Encore aujourd’hui, les théologiens parlent volontiers de « création ex nihilo », ce qui est en principe un pléonasme, et l’on affirme couramment que le monde a été créé en six jours, alors que la création au sens strict se situe avant les six jours9.
Pour ma part, je ne me suis pas arrêté à ce problème de vocabulaire en écrivant mon livre ; problème qui, heureusement, n’entrave nullement la compréhension de mon propos, et n’a aucune incidence sur la validité de ma démonstration.
Page 57. Traduction de saint Grégoire de Nazianze : « […] il y infusa [dans le corps d’Adam] un souffle, qui est une émanation de la divinité incorporelle. […] C’est pourquoi je suis attaché à cette vie en raison de ma composante terrestre, et j’ai dans le cœur le désir de l’autre vie à cause de la parcelle divine. » J’émets, ici, un soupçon de gnose.
Les mots émanation (ἀπορρώξ) et parcelle (μοίρη) seraient en effet faciles à comprendre dans un sens erroné. Cependant, comme l’enseignent les théologiens10, on ne doit qu’à grand-peine admettre des erreurs doctrinales chez les Pères de l’Église, et leurs affirmations ambiguës doivent donc, dans la mesure du possible, être interprétées de manière orthodoxe. Saint Grégoire de Nazianze n’a certainement pas voulu dire que l’âme humaine soit de nature divine, ou que la substance divine ait été divisée lors de la création de l’homme. Je pense que ses propos expriment de façon imagée le fait que Dieu a en quelque sorte « mis quelque chose de lui-même » dans l’âme humaine, puisqu’il l’a faite à son image.
Pages 62-63. Dans la présentation du texte qui va suivre, monsieur Wilke nous dit que saint Jean Chrysostome enseigne la supériorité de la continence sur l’état du mariage, supériorité réelle, je le reconnais, mais l’argument présenté me semble douteux. Traduction du texte de saint Jean Chrysostome : « Dieu n’eût-il donc pas pu, à bien plus forte raison [comme pour les anges] créer des hommes en dehors du mariage ? » Oui, mais Il ne l’a pas fait, et c’est à partir de ce qu’Il a fait qu’il faut, me semble-t-il, démontrer cette supériorité. La continence d’Adam et Ève aurait été désobéissance.
Il y a ici un malentendu qui réapparaîtra à plusieurs reprises : les courtes introductions qui précèdent les textes patristiques n’ont pas seulement pour but de résumer le propos qui va suivre, mais aussi de le replacer dans le contexte de l’œuvre dont il provient, ce qui est souvent nécessaire pour permettre au lecteur de bien comprendre de quoi il est question.
Dans le cas présent, la phrase que vous mentionnez, « saint Jean Chrysostome enseigne que la continence est supérieure à l’état de mariage », donne le thème général du traité ; le thème du texte qui suit est donné par ces mots : « À ceux qui craignent que ses exhortations à la virginité ne mettent en péril la survie de l’humanité, il répond que Dieu peut, s’il le veut, créer des hommes en dehors du mariage. »
L’argument de saint Jean Chrysostome qui vous a perturbé signifie donc avant tout ceci : lorsqu’on perçoit l’appel de Dieu à une vie consacrée, il faut y répondre généreusement ; on ne doit pas se préoccuper de la survie de l’humanité, mais la laisser entre les mains de Dieu, qui ne dépend pas de nous pour y pourvoir, puisqu’il pourrait même, s’il le voulait, créer des hommes en dehors du mariage.
Ceci dit, votre perplexité n’est pas complètement injustifiée, car saint Jean Chrysostome va en réalité plus loin dans son traité : comme d’autres Pères grecs11, il affirme que les relations charnelles n’auraient pas existé sans le péché originel. Cette opinion est réfutée par saint Augustin12 et saint Thomas d’Aquin13. Même si j’ai veillé à ne pas insister inutilement sur cet aspect dans mon livre, cela transparaît quelque peu en lisant le texte.
Pages 68-69. Monsieur Wilke introduit un texte de saint Cyrille d’Alexandrie : le saint explique pourquoi Dieu voulut créer l’homme : il fallait que le monde matériel fût gouverné par un être raisonnable, capable de connaître le Créateur et de lui rendre gloire. Ces lignes de monsieur Wilke peuvent se comprendre de la sorte : Dieu aurait façonné l’homme pour le monde et pour Sa gloire. Je pense plutôt que Dieu a créé le monde pour habitat de l’homme et pour Sa gloire, d’ailleurs n’est-ce pas ce qu’il faut entendre de saint Cyrille : « l’homme qu’il avait déjà auparavant le dessein de créer. » Et puis le monde n’aurait-il pas pu être gouverné par les anges ?
Tout d’abord, on retrouve le même malentendu que précédemment : la phrase « il fallait que le monde matériel fût gouverné par un être raisonnable, capable de connaître le Créateur et de lui rendre gloire » vise à résumer ce que dit saint Cyrille juste avant le passage reproduit dans le livre ; il n’y a donc pas à se demander si elle résume fidèlement le passage lui-même.
Ensuite, il est particulièrement convenable que le monde matériel soit gouverné par l’homme plutôt que par les anges, car l’homme possède à la fois un corps qui le rattache au monde matériel, et une âme spirituelle par laquelle il peut, en observant les créatures, connaître l’existence du Créateur et lui rendre gloire.
Enfin, il est possible d’affirmer simultanément que le monde matériel a été créé pour servir d’habitat à l’homme, et que l’homme a été créé pour que le monde soit pourvu d’habitants capables de rendre gloire à Dieu. Ces deux points de vue ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires, et apparaissent tous deux dans le propos de saint Cyrille.
Le texte cité se termine par « Et il souffla sur son visage un souffle de vie et l’homme devint une âme vivante. » Gen 2, 7. Sachant que l’homme est corps et âme, j’ai voulu savoir ce que dit ma Bible (Crampon) : et il devint un être vivant, ce qui me semble plus juste.
L’expression « âme vivante » est la traduction littérale du texte des Septante, « ψυχὴν ζῶσαν », que cite saint Cyrille. Dans la Vulgate, on lit « animam viventem », ce que j’ai également traduit de façon littérale par « âme vivante » ailleurs dans mon livre, par exemple dans l’exergue qui suit immédiatement la page de titre. La traduction de la Vulgate donnée par l’abbé Glaire est identique à la mienne ; Fillion, pour sa part, traduit plus librement par « l’homme devint vivant et animé ».
Quant au chanoine Crampon, il ne traduit ni les Septante, ni la Vulgate, mais la version hébraïque des Massorètes. Peut-être la variante que vous relevez vient-elle de là, ou bien peut-être s’agit-il, ici encore, d’une traduction plus libre que la mienne.
Puisque vous posez cette question à propos du texte de saint Cyrille, sachez que celui-ci n’interprète pas le « souffle de vie » comme l’infusion de l’âme, qui était alors, selon lui, déjà présente, mais comme un don de l’Esprit-Saint assurant l’incorruptibilité ; voyez à ce sujet la note 31. Cette opinion minoritaire est réfutée par saint Augustin14 et saint Thomas d’Aquin15.
Page 85. Anne-Edgar Wilke annonce un texte de saint Augustin : saint Augustin enseigne que si le péché originel n’avait pas eu lieu, le mariage serait pur de toute passion charnelle. Ce que la traduction ne dit pas.
Encore une fois, cette phrase résume ce que dit saint Augustin juste avant le passage reproduit dans le livre.
À mon avis, la phrase de monsieur Wilke manque de précision, telle quelle elle peut laisser entendre que les époux n’auraient pas ressenti de plaisir dans l’union charnelle. Comme si le Bon Dieu, en les chassant du paradis terrestre, les punissant, aurait dit « à Adam tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, à Ève tu enfanteras dans la douleur et aux deux, vous éprouverez du plaisir dans votre union charnelle ». Depuis le péché originel, c’est la recherche désordonnée du plaisir hors de sa fin qui est péché.
J’ai parlé à dessein de passion charnelle et non de plaisir charnel. Le propre de la passion, c’est de rendre le sujet passif, livré à son instinct et incapable d’user de sa raison. C’est cet aspect de l’union charnelle qui n’aurait pas existé sans le péché originel. Mais cela n’aurait pas empêché le plaisir charnel ; de la même façon, un amateur de vin qui boit sobrement ne ressent pas moins de plaisir qu’un individu livré à la passion du vin. Tels sont les éléments qui ressortent des textes de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin que j’ai cités plus haut, et que je vous conseille de lire si cette question vous intéresse.
Ce livre […] ne peut être utile qu’aux chrétiens, auxquels il conforte la foi. Je ne me vois pas dire à un athée évolutionniste votre théorie est fausse, la preuve les Pères de l’Église, s’appuyant sur la Sainte Écriture, l’ont réduite à néant.
En effet, mon livre ne s’adresse pas aux athées évolutionnistes, mais aux catholiques, qui devraient en principe considérer qu’une théorie contraire à la foi est nécessairement fausse. Hélas, certains d’entre eux raisonnent en sens inverse, et cherchent donc à changer la foi pour l’adapter aux hypothèses scientifiques, qu’ils s’interdisent de remettre en question. C’est ainsi qu’ils en viennent à pervertir le sens de la Sainte Écriture pour en faire une lecture évolutionniste. Mon livre vise à contrecarrer cette entreprise, et cela suscite des contradictions, y compris dans le monde traditionaliste au sens large, comme vous le verrez si vous lisez les articles publiés sur mon site dans la catégorie « Débat ».
L’attitude consistant à asservir la foi aux sciences humaines est, selon saint Pie X, caractéristique du modernisme16, et c’est sans doute ce qui explique qu’elle soit si répandue de nos jours. Elle est condamnée par l’Église depuis fort longtemps, comme le montre le texte suivant, que saint Pie X oppose aux modernistes ; adressées en 1228 par le pape Grégoire IX à certains théologiens dévoyés de son époque, ces remontrances n’ont rien perdu de leur intérêt et devraient être méditées par les exégètes évolutionnistes d’aujourd’hui :
« Certains d’entre vous, enflés comme une outre par l’esprit de vanité, s’efforcent de repousser, par des innovations impies, les limites fixées par les Pères ; ils plient à la doctrine de la philosophie naturelle le sens de l’Écriture céleste, dont les études des saints Pères ont restreint l’interprétation dans des limites déterminées, qu’il est non seulement téméraire, mais impie de transgresser […]. Alors qu’ils devraient exposer la théologie selon les traditions approuvées des Saints, […] égarés par des doctrines diverses et étrangères17, ils ravalent la tête au niveau de la queue, et soumettent la reine à la servante, c’est-à-dire l’enseignement céleste aux enseignements terrestres, accordant à la nature ce qui revient à la grâce. »18
Espérant avoir répondu à vos interrogations, je vous prie de recevoir, cher Monsieur, mes meilleures salutations.
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Cf. Summa theologiæ, Ia, q. 45, a. 1 : L 4, 464a-465b. ↩︎
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Noter que la traduction de ce livre n’est pas l’œuvre de saint Jérôme, mais provient de la Vetus latina. ↩︎
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Eccli 17, 1. ↩︎
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Eccli 33, 10. ↩︎
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Saint Ambroise, De Noe et arca, c. 24, n. 86 : CSEL 32/1, 474 ; PL 14, 401. ↩︎
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Saint Ambroise, Epistulæ, XXXIV, n. 13 : CSEL 82/1, 235-236 ; PL 16, 1144. ↩︎
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Saint Augustin, Epistulæ, CII, n. 3 : CCL 31B, 10 ; PL 33, 371. ↩︎
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Summa theologiæ, Ia, q. 45, a. 5, ad 3 : L 4, 470b. ↩︎
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Cf. Summa theologiæ, Ia, q. 74, a. 1 : L 5, 189a-190b. ↩︎
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Franz 150-152 ; Pesch 415-417 ; Groot 286 ; Dor 459-460. ↩︎
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Saint Grégoire de Nysse, De hominis opificio, c. 17 : PG 44, 187-192. Saint Jean Damascène, Expositio fidei, c. 97 : SJD 2, 227-228 ; PG 94, 1205-08. ↩︎
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De Genesi ad litteram, IX, cc. 3-11 : CSEL 28/1, 271-281 ; PL 34, 395-400. De Civitate Dei, XIV, cc. 16-26 : CCL 48, 438-450 ; PL 41, 424-435. De gratia Christi et de peccato originali, II, cc. 34-38, nn. 39-43 : CSEL 42, 197-201 ; PL 44, 404-407. De nuptiis et concupiscentia, I, cc. 5-8, nn. 6-9 : CSEL 42, 216-221 ; PL 44, 416-419. Saint Augustin était initialement hésitant sur cette question ; cf. De bono coniugali, c. 2, n. 2 : CSEL 41, 188-190 ; PL 40, 373-375 et Retractationes, II, c. 22, n. 1 : PL 32, 639. ↩︎
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Summa theologiæ, Ia, q. 98, a. 2 : L 5, 437a-439b. ↩︎
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De Civitate Dei, XIII, c. 24 : CCL 48, 408-413 ; PL 41, 398-403. ↩︎
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Summa theologiæ, Ia, q. 91, a. 4, ad 3 : L 5, 395b. ↩︎
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Enc. Pascendi : ASS 40 (1907) 607-608 ; D 2085. ↩︎
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Cf. Hebr 13, 9. ↩︎
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« Quidam apud vos, spiritu vanitatis ut uter distenti, positos a Patribus terminos profana transferre satagunt novitate ; cælestis paginæ intellectum, sanctorum Patrum studiis certis expositionum terminis limitatæ, quos transgredi non solum est temerarium, sed profanum, ad doctrinam philosophicam naturalium inclinando […]. Cum enim theologiam secundum approbatas traditiones Sanctorum exponere debeant, […] ipsi doctrinis variis et peregrinis abducti redigunt caput in caudam, et ancillæ cogunt famulari reginam, videlicet documentis terrestris cæleste, quod est gratiæ, tribuendo naturæ. » Ep. Ab Ægyptiis ad theologos Parisienses : D 442. ↩︎