le 18 novembre 2025 dans Réactions, Débat, Compléments
Le père Pierre-Marie de Kergorlay, religieux dominicain au couvent d’Avrillé, a publié une recension de mon livre dans la revue doctrinale éditée par son couvent, Le Sel de la terre, no 127 (hiver 2023-2024). Son appréciation est globalement positive : il estime que mon livre constitue un réel apport, et il le recommande à ses lecteurs. Je déplore toutefois dans son propos plusieurs ambiguïtés sur des points de grande importance, ainsi qu’une affirmation complètement fausse et insoutenable concernant le jugement des théologiens sur l’évolutionnisme.
Des ambiguïtés regrettables
Voici cinq points essentiels sur lesquels le père Pierre-Marie s’exprime de manière floue ou indécise, alors qu’il aurait été souhaitable, voire nécessaire, d’adopter une position juste et résolue.
L’évolutionnisme et l’encyclique Providentissimus
Le père Pierre-Marie mentionne dans sa recension une tentative de conciliation entre la théorie de l’évolution et la Sainte Écriture : lorsque celle-ci évoque le « limon de la terre » dont fut formé le corps d’Adam, il faudrait y voir un « langage selon les apparences » désignant en réalité un organisme vivant.
Les citations données par Anne-Edgar Wilke1 montrent que les Pères parlent du limon de la terre dont fut formé Adam comme d’un vrai limon au sens ordinaire du mot et qu’ils n’imaginent pas que cela puisse être un langage selon les apparences pour désigner « une matière déjà existante et vivante ».
L’ambiguïté réside dans le fait que, sans prendre clairement la défense de cette idée, le père Pierre-Marie semble cependant lui accorder un certain crédit ; comme si un corps d’animal avait l’apparence du limon de la terre, et pouvait à ce titre en emprunter le nom !
À l’appui de l’opinion qu’il expose, le père Pierre-Marie cite l’encyclique Providentissimus :
Léon XIII, dans son encyclique Providentissimus du 18 novembre 1893 a expliqué que les écrivains sacrés n’ont pas voulu enseigner « la constitution intime des réalités visibles », mais ont employé « la manière de parler courante en leur temps, et qui aujourd’hui encore, pour bien des réalités, est d’usage dans la vie quotidienne, même chez les plus savants. Mais puisque le langage populaire exprime d’abord par le mot propre les choses qui frappent les sens, l’écrivain sacré n’a pas agi différemment, et (comme le dit le Docteur angélique) “il s’en est tenu à ce qui apparaît aux sens” [ea secutus est, quæ sensibiliter apparent]. »2 D’où l’expression « parler selon les apparences » lorsqu’il s’agit de questions touchant aux sciences de la nature dans la Bible.
Or il faut bien se garder de présenter l’encyclique Providentissimus comme une recette universelle permettant de concilier n’importe quelle hypothèse scientifique avec la Sainte Écriture. Appeler un corps d’animal « limon de la terre », est-ce une « manière de parler […] d’usage dans la vie quotidienne » ? Est-ce du « langage populaire » qui « exprime premièrement et proprement ce qui tombe sous les sens »3 ?
Le père Pierre-Marie illustre son propos en évoquant la controverse sur l’héliocentrisme :
Dès qu’il est question des rapports entre la foi et la science, l’épisode de Galilée se présente à l’esprit. Celui-ci a été condamné pour avoir enseigné le mouvement de la terre, alors que le Saint-Office affirmait que la doctrine selon laquelle « la terre se meut et n’est pas le centre du monde » est « une doctrine fausse et contraire aux saintes et divines Écritures ».
On sait aujourd’hui que la terre se meut, et que l’immobilité dont il est question dans la sainte Écriture est une apparence d’immobilité.
Cela ne nous empêche pas de continuer à dire que le soleil se couche et se lève, comme s’il bougeait réellement, parce que nous parlons « selon les apparences ».
Toutefois, il n’y a pas de véritable parallèle entre héliocentrisme et évolutionnisme. D’un côté, en effet, le Soleil est apparemment en mouvement et la Terre est apparemment immobile ; mais de l’autre, qui prétendra que l’origine animale d’un corps humain soit en apparence la même chose que sa formation à partir de terre4 ?
L’autorité des Pères de l’Église
La section cruciale de l’introduction de mon livre est sans doute celle sur l’autorité des Pères de l’Église. C’est elle qui, accompagnée du florilège de textes patristiques, conduit directement à la conclusion finale. Les principes qui y sont énoncés sont soigneusement étayés par des références aux textes magistériels et aux ouvrages des théologiens ; indépendamment de leur rôle dans mon argumentation, ils constituent un pan important de la doctrine catholique.
Il est donc difficile de comprendre que, sur ce sujet essentiel à tous égards, le père Pierre-Marie puisse se contenter de dire ceci :
Selon Anne-Edgar Wilke, « l’interprétation unanime des Pères de l’Église est l’interprétation de l’Église elle-même. […] »
En effet, il dit dans son introduction : « Lorsque les Pères de l’Église enseignent unanimement une doctrine touchant à la foi ou aux mœurs, cette doctrine est celle de l’Église elle-même, et doit donc être tenue pour absolument certaine. »
Pourrait-on savoir ce qui dispense Le Sel de la terre de professer une adhésion claire à ces principes catholiques, tels qu’ils ressortent des références indiquées dans mon livre ? N’est-il pas un peu léger de me les attribuer comme si je les avais avancés gratuitement, puis de les ignorer, en s’abstenant de tout autre commentaire ?
Les Pères de l’Église et la théologie contemporaine
Parmi les raisons alléguées par le père Pierre-Marie pour se tenir à distance de ma conclusion, l’une des plus centrales est que « la problématique de l’évolutionnisme était étrangère aux Pères ».
Cependant la problématique évolutionniste n’existait pas à leur époque, et ils n’ont jamais imaginé qu’on enseignerait un jour que le limon dont il est question était un langage « selon les apparences » et qu’en réalité il désignait « une matière déjà existante et vivante ». […]
Nous ne pensons pas pouvoir suivre Anne-Edgar Wilke […], tant la problématique de l’évolutionnisme était étrangère aux Pères.
Or ce n’est pas directement sur la problématique évolutionniste que j’ai consulté les Pères de l’Église, mais sur les circonstances de la création d’Adam, question qui existait déjà à leur époque et sur laquelle ils se sont abondamment exprimés. Est-il interdit d’observer que leurs affirmations sur ce sujet sont incompatibles avec la théorie de l’évolution, et d’en déduire que celle-ci est fausse ? Le père Pierre-Marie soutiendrait-il, comme le faisait le père Crignon, qu’il est illégitime d’invoquer un texte contre une doctrine qui n’y est pas directement niée5 ? Faudrait-il en ce cas renoncer à toute utilisation des écrits des Pères pour trancher les débats soulevés par la théologie contemporaine ?
Ce qu’il faut retenir de mon étude
Après avoir reconnu que « les Pères parlent du limon de la terre dont fut formé Adam comme d’un vrai limon au sens ordinaire du mot », le père Pierre-Marie écrit ceci :
Est-ce à dire qu’il s’agit là d’une certitude de foi ? Nous ne pensons pas pouvoir suivre Anne-Edgar Wilke sur ce point, tant la problématique de l’évolutionnisme était étrangère aux Pères.
Aussi, en attendant une décision du magistère de l’Église, nous penchons plutôt pour une conclusion théologique.
Cette discussion serait beaucoup plus claire si le père Pierre-Marie avait pris soin d’expliquer ce qu’il entend exactement par « certitude de foi » et « conclusion théologique ». Faute de définition précise, il est difficile de savoir si c’est bien la première de ces deux notions, et non la deuxième, qui apparaît dans mon livre.
Ce que je prétends, c’est que mon étude mène à la conclusion certaine, fondée dans la foi, que la théorie de l’évolution est fausse. Cette conclusion s’impose à la conscience de tous les catholiques qui perçoivent la valeur des arguments sur lesquels elle s’appuie. Toutefois, tant que le magistère n’aura pas prononcé contre cette théorie une condamnation générale et définitive, il sera exagéré de la qualifier d’hérétique, ou de considérer que tous ceux qui y adhèrent ont perdu la foi6.
La position du père Pierre-Marie, qui manquait déjà de clarté jusqu’ici, devient encore plus confuse lorsqu’on arrive au dernier paragraphe de sa recension :
L’ouvrage d’Anne-Edgar Wilke apporte un complément d’information sur la pensée des Pères, augmentant la faveur de la théologie pour une formation directe du corps d’Adam à partir du limon au sens propre.
Le propre d’une conclusion n’est-il pas de conclure un débat ? Comment peut-on parler d’une « conclusion théologique » qui ne ferait qu’« augment[er] la faveur de la théologie » pour l’une ou l’autre des hypothèses en présence ?
Mes conclusions et celles des théologiens passés
Le père Pierre-Marie consacre un tiers de sa recension à défendre l’affirmation suivante :
Jusqu’à présent les meilleurs théologiens exposaient que les textes des Pères n’excluaient pas la possibilité d’un évolutionnisme spiritualiste.
À supposer que cela soit exact, que faudrait-il en déduire ? Le père Pierre-Marie chercherait-il à se retrancher derrière les conclusions des théologiens passés pour éviter d’avoir à peser lui-même mes arguments ? Pour qu’une telle approche ait quelque légitimité, il faudrait que ces théologiens aient tenu compte de tous les textes patristiques cités dans mon livre ; mais je prétends au contraire qu’ils en ont ignoré la plus grande partie, et c’est là un point que le père Pierre-Marie ne semble pas contester. Dès lors, à quoi bon donner aussi longuement la parole à des auteurs qui ne disposaient pas des pièces nécessaires pour se prononcer en pleine connaissance de cause ?
Les théologiens et l’évolutionnisme
Au demeurant, la dernière affirmation du père Pierre-Marie reproduite ci-dessus est complètement fausse. Pour le voir, citons simplement quelques-uns des auteurs mentionnés dans mon livre7. Le père Domenico Palmieri, S. I., estime que, de quelque manière qu’on la conçoive, l’origine évolutive de l’homme s’oppose au consensus unanime des Pères :
Si l’on entend l’origine darwinienne du corps humain en un sens plus large, et que l’on nie seulement que celui-ci eût été formé immédiatement à partir de poussière, sans apparition successive de formes antérieures sous l’action de la nature se changeant peu à peu, cela répugne encore une fois au sentiment du peuple chrétien, et est universellement rejeté par les Pères. En effet, tout chrétien croit ce qu’indique le sens obvie du récit mosaïque, c’est-à-dire que l’homme fut créé immédiatement à partir de poussière par Dieu seul, sans intervention des forces de la nature ; et il se le rappelle pieusement lorsque, le jour des Cendres, on dépose des cendres sur son front en répétant les paroles du Créateur8.
Telle est aussi la pensée du père Christian Pesch, S. I. :
L’avis des Pères et des théologiens a toujours été unanime : le corps d’Adam fut formé directement à partir du limon de la terre, et le corps d’Ève à partir d’Adam. […] Du reste, il n’y a jamais eu aucun doute sur ce sujet parmi les anciens théologiens ; au contraire, tous ont jugé, pour des motifs dogmatiques, qu’Adam fut formé du limon de la terre, et Ève du côté d’Adam. Et lorsque fut proposée cette nouvelle théorie, presque tous les théologiens jugèrent aussitôt qu’elle ne pouvait se concilier avec la doctrine révélée9.
De même, le père Réginald Garrigou-Lagrange, O. P., écrit ceci, sous le titre « Doctrine catholique » :
Selon la doctrine commune des Pères et des théologiens, le corps du premier homme fut formé par une action spéciale et immédiate de Dieu à partir du limon de la terre, sans transformation des espèces10.
Le père Emmanuel Doronzo, O. M. I., est à peine moins catégorique :
Il est donc manifeste que les Pères excluent tout transformisme mitigé (auquel, du reste, ils ne songeaient même pas) pour le corps du premier homme, et que cette forme adoucie de transformisme ne peut mendier sa recevabilité autrement qu’en disant que les Pères n’ont pas voulu enseigner la formation du corps à partir de la terre brute comme un point touchant à la doctrine de la foi11.
Enfin, le père Joseph Brucker, S. I., réfute les thèses concordistes du père Leroy en ces termes :
Il serait oiseux de montrer que tous les docteurs de l’Église, tous les exégètes et tous les théologiens catholiques jusqu’à nos jours (sauf une ou deux exceptions que nous venons d’indiquer et qui demeurent sans autorité), ont pris à la lettre les textes bibliques relatifs à l’origine de l’homme, c’est-à-dire qu’ils ont cru que, selon la Sainte Écriture, le corps du premier homme avait été formé directement de la terre et que de lui avait été formé le corps de la première femme, sans que l’un ni l’autre eussent antérieurement passé par un type animal quelconque. Mais on nous demande de prouver la force obligatoire de ce sentiment unanime qu’on ne peut nier. Car il est aujourd’hui des apologistes, jouissant d’un certain prestige théologique, qui osent dire et publier que « les Pères de l’Église n’ont pas voulu dogmatiser en ces matières, sur lesquelles ils n’étaient pas compétents ». Assertion fausse dans toutes ses parties, comme on va le voir12.
Ces quelques citations suffisent à montrer que ce que le père Pierre-Marie présente comme le sentiment des « meilleurs théologiens » est loin de l’être. Cependant, lui-même cite deux ouvrages en sa faveur : le Manuel d’Écriture sainte du père Jules Renié, S. M., et Critique et catholique, du père Étienne Hugueny, O. P. Afin de ne laisser aucun appui à son affirmation, nous allons donc terminer par une étude détaillée de ces deux ouvrages. Cela montrera combien l’on doit être vigilant lorsqu’il s’agit d’évaluer les auteurs modernes et leurs écrits ; en outre, ce sera une bonne occasion pour réfuter certains arguments par lesquels on cherche à rendre la théorie de l’évolution acceptable, et pour évoquer quelques points de la doctrine catholique qui, sans avoir de lien immédiat avec la question de l’origine de l’homme, font cependant aujourd’hui l’objet de contestations similaires.
Le Manuel d’Écriture sainte du père Renié
Voici les circonstances qui amenèrent le père Renié à entreprendre la rédaction de son manuel, d’après le récit qu’il donne lui-même au début du dernier volume :
Il va y avoir quinze ans, un décret du Saint-Office proscrivait un Manuel Biblique français en usage dans la plupart des séminaires de notre pays. C’est celui que mes élèves avaient entre les mains lorsque la confiance de mes supérieurs m’attribua la chaire d’Écriture Sainte au scolasticat de nos provinces françaises. La Société de Marie professe un attachement indéfectible aux moindres directives du Saint-Siège ; le soir même du jour où parut le décret, le manuel condamné avait été retiré des mains de nos scolastiques. Il restait à pourvoir à son remplacement13.
Contrairement à ce que semble croire le père Renié, cet épisode n’a rien de glorieux pour la Société de Marie. Le Manuel biblique en question, condamné par décret du Saint-Office en date du 15 décembre 192314, avait pour auteur l’abbé Augustin Brassac, membre de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice15. Le cardinal Merry del Val, secrétaire du Saint-Office, agissant sur les ordres du pape Pie XI, adressa au supérieur de cette compagnie le 22 décembre 1923 une longue lettre détaillant les motifs de la condamnation16. On apprend au début de cette lettre que trois ans plus tôt, en 1920, alors que le manuel était déjà suspecté à Rome, le supérieur avait demandé au souverain pontife qu’on fît l’inventaire des erreurs qui s’y trouvaient et qu’on lui permît d’en publier une nouvelle édition corrigée. Chose impossible, déclare le cardinal :
Or, lorsque fut achevé l’examen mûr et consciencieux qu’exigeait une affaire de cette importance, il apparut avec évidence que cet ouvrage souffre de défauts nombreux et graves, qui le pénètrent et l’imprègnent à tel point qu’il serait absolument impossible de le corriger17.
Manifestement, nous avons affaire à un manuel particulièrement dangereux. Comment donc la Société de Marie a-t-elle pu l’employer pour la formation de ses membres, jusqu’au jour même de son interdiction ? Était-ce de l’aveuglement, ou pire, de la complaisance ?
Quoi qu’il en soit, le père Renié aurait dû, pour réparer cette bévue, veiller à ce que son propre manuel soit à l’abri de tout reproche. Or il n’en est rien : on y trouve quantité de passages répréhensibles, qui ne font souvent que reproduire, sous une forme plus modérée, les erreurs relevées par le Saint-Office dans le manuel de l’abbé Brassac. Nous allons en voir quelques exemples.
Authenticité salomonienne du livre de l’Ecclésiaste
Tout d’abord, le père Renié met en doute l’attribution traditionnelle de plusieurs livres de la Sainte Écriture. Le cas le plus fâcheux est celui du livre de l’Ecclésiaste :
Jusqu’au milieu du XVIe siècle la tradition juive et la tradition chrétienne ont unanimement regardé Salomon comme l’auteur de l’Ecclésiaste. Luther admit d’abord l’origine salomonienne du livre, puis il la nia dans ses « Propos de table ». En 1644 Grotius, en 1780 Eichhorn s’inscrivirent aussi en faux contre cette attribution.
De nos jours, les exégètes de toutes écoles s’accordent à nier l’origine salomonienne du livre18.
Quelles sont donc les raisons qui poussent le père Renié à abandonner la position traditionnelle pour rejoindre le camp des protestants, des rationalistes et des modernistes ? Un bref examen montre qu’elles relèvent essentiellement de la « critique interne ». Le Saint-Office avait pourtant rappelé, lors de la condamnation du manuel de l’abbé Brassac, cet avertissement du pape Léon XIII :
C’est à tort, et au détriment de la religion, qu’on a instauré la méthode, décorée du nom de haute critique, par laquelle l’origine, l’intégrité, l’autorité d’un livre sont évaluées d’après les seuls critères dits internes. Au contraire, il est évident que dans les questions historiques, telles que l’origine et la conservation des livres, les témoignages de l’histoire ont plus de valeur que tous les autres, et doivent être recherchés et examinés avec le plus grand soin ; tandis que les critères internes ne sont généralement pas d’un tel poids qu’on puisse les invoquer dans la discussion, si ce n’est pour apporter une sorte de confirmation19.
Historicité du livre de Judith
Plus grave, le père Renié hésite à considérer comme historiques des livres que l’Église a toujours regardés comme tels. Voici comment il introduit la question de l’historicité du livre de Judith :
Jusqu’à la Réforme, tout le monde voyait dans le livre de Judith une histoire réelle. Luther le premier a accrédité une opinion contraire ; à son sens, Judith, comme Tobie, est un roman à forme historique20.
Là encore, comme on le voit, la situation est claire : l’historicité est reconnue par l’Église, rejetée par ses ennemis. Pourtant, le père Renié tergiverse et adopte une position embarrassée, qui met en doute la thèse traditionnelle tout en prétendant la maintenir :
Arriverait-on à prouver que le livre de Judith est une fiction littéraire, on ne pourrait conclure par là même à sa non-inspiration ; mais la preuve n’est pas encore faite, aussi, dans l’état actuel de la question, malgré les difficultés très réelles que soulève l’historicité de notre livre, il y a lieu, pensons-nous, de maintenir la thèse traditionnelle21.
Le passage de la mer Rouge
Le Saint-Office reprochait au manuel de l’abbé Brassac de minimiser le caractère surnaturel de nombreux faits rapportés dans la Sainte Écriture. Or le père Renié tombe dans ce travers à propos d’un des miracles les plus célèbres de l’Ancien Testament : le passage de la mer Rouge par les Israélites, conduits par Moïse, alors que l’armée égyptienne était lancée à leur poursuite. Commençons par relire le récit biblique :
Lors donc que Moïse eut étendu la main sur la mer, le Seigneur la fit retirer, un vent impétueux et brûlant ayant soufflé toute la nuit, et il la mit à sec, et l’eau fut divisée. Ainsi les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer desséchée ; car l’eau était comme un mur à leur droite et à leur gauche. Et les poursuivant, les Égyptiens entrèrent après eux au milieu de la mer, ainsi que toute la cavalerie de Pharaon, ses chars et ses cavaliers. […] Et lorsque Moïse eut étendu sa main contre la mer, elle retourna au premier point du jour, en son premier lieu ; et les eaux vinrent à la rencontre des Égyptiens qui s’enfuyaient, et le Seigneur les enveloppa au milieu des flots. Ainsi les eaux retournèrent et couvrirent les chars et les cavaliers de toute l’armée de Pharaon, qui, poursuivant Israël, étaient entrés dans la mer : et il ne resta pas même un seul d’entre eux. Mais les enfants d’Israël poursuivirent leur chemin au milieu de la mer desséchée, et les eaux étaient pour eux comme un mur à droite et à gauche22.
L’événement central est décrit à deux reprises en termes parfaitement clairs : « Les enfants d’Israël poursuivirent leur chemin au milieu de la mer desséchée, et les eaux étaient pour eux comme un mur à droite et à gauche. » Il s’agit évidemment d’un miracle éclatant. Trop éclatant peut-être pour le père Renié, qui n’hésite pas à cautionner une explication grossièrement rationaliste :
Il n’est pas impossible que Moïse, familiarisé avec les lieux, ait profité des circonstances pour faire franchir à ses gens le golfe en un point où il était guéable : « C’est alors vraiment, il faut le reconnaître de bonne foi, qu’apparaissent les caractères merveilleux, providentiels, miraculeux : coïncidence d’une basse mer exceptionnelle comme niveau et durée, violence et persistance d’un vent d’Est plutôt rare en ces parages et produisant cet assèchement véritable du gué et la durée exceptionnelle de cet assèchement ; tempête violente accompagnée de trombes de poussière (la nuée), d’éclairs et de tonnerre au moment où les Égyptiens poursuivant Israël, à l’aube du quatrième jour, s’engagent derrière lui sur le gué. » Dans ces conditions si exceptionnelles il est impossible de ne pas voir que les causes secondes obéissaient à une impulsion divine très spéciale et n’étaient que les instruments dociles du Tout-Puissant23.
N’est-il pas ridicule de vouloir réduire l’événement rapporté par la Sainte Écriture à l’assèchement d’un gué, fût-il merveilleux, providentiel, miraculeux, exceptionnel ? À quoi vise, d’ailleurs, cette accumulation d’adjectifs, sinon à camoufler la disparition de ce qui rend le passage de la mer Rouge véritablement extraordinaire, à savoir l’ouverture de la mer et la traversée des Israélites à pied sec entre deux murs d’eau ?
Le passage du Jourdain
L’histoire sainte comporte un autre miracle similaire à celui de la mer Rouge : le passage du Jourdain par les Israélites allant à la conquête de Jéricho. Relisons le récit biblique :
Ainsi le peuple sortit de ses tabernacles pour passer le Jourdain ; et les prêtres qui portaient l’arche de l’alliance marchaient devant lui. Mais eux étant entrés dans le Jourdain, et leurs pieds commençant à être mouillés (car le Jourdain avait couvert ses rives au temps de la moisson), les eaux qui descendaient s’arrêtèrent en un seul lieu, et, s’élevant comme une montagne, elles paraissaient de loin, depuis la ville qui est appelée Adom jusqu’au lieu nommé Sarthan ; mais celles qui étaient au-dessous, descendirent dans la mer du désert (qui maintenant est appelée [la mer] Morte), jusqu’à ce qu’elles fussent entièrement écoulées. Or, le peuple marchait contre Jéricho, et les prêtres qui portaient l’arche de l’alliance du Seigneur se tenaient sur la terre sèche au milieu du Jourdain tout prêts ; et tout le peuple passait à travers le lit desséché du fleuve24.
À nouveau, la Sainte Écriture est très claire : « Les eaux qui descendaient s’arrêtèrent en un seul lieu, et, s’élevant comme une montagne, elles paraissaient de loin […]. » Quelle sera cette fois l’explication du père Renié ? Contre toute attente, il commence par écarter celle qu’il proposait pour le passage de la mer Rouge :
On sait comment les flots tumultueux du Jourdain s’ouvrirent devant l’arche et laissèrent passer le peuple d’Israël, en faveur duquel Dieu renouvelait ainsi le miracle de la mer Rouge. Les rationalistes, qui rejettent toute intervention providentielle dans le cours des choses, tiennent pour légendaire le récit de la Bible. Selon eux, les Hébreux auraient franchi le fleuve à gué, en face de Jéricho, à une époque de l’année où il est guéable. C’est faire bon marché des indications si précises du texte (Ios 3, 15), de la tradition juive qui a toujours mis en parallèle le passage de la mer Rouge et celui du Jourdain (Ps 113)25.
Le père Renié fait ici preuve, non seulement d’incohérence, mais aussi de versatilité, car la dernière phrase implique que l’hypothèse du passage à gué lui semble désormais inacceptable même pour le passage de la mer Rouge.
Cependant, ne nous réjouissons pas trop vite de ce revirement. Si le père Renié refuse d’admettre que les Israélites aient franchi le Jourdain à gué, il n’exclut pas, en revanche, une autre explication rationaliste : celle d’un assèchement accidentel du fleuve !
Le miracle fut-il dû à une intervention immédiate de Dieu ? C’est l’impression qui se dégage de la lecture du récit. Dieu fit-il au contraire agir les causes secondes ? Certains exégètes l’ont cru ; en ce dernier cas il n’y aurait pas précisément un miracle, mais le fait resterait surnaturel : humainement rien ne pouvait faire prévoir à Josué cet assèchement du Jourdain ; s’il l’a annoncé dès la veille au peuple (Ios 3, 1-13) ce ne peut être que par une révélation spéciale de Dieu26.
Le déluge
Parmi les épisodes bibliques fréquemment défigurés par le rationalisme, il faut encore citer le déluge universel que Dieu suscita, à l’époque de Noé, pour châtier la perversité des hommes. Voici en quels termes la Sainte Écriture rapporte cet événement :
Et les eaux crûrent prodigieusement sur la terre, et toutes les hautes montagnes furent couvertes sous le ciel entier. L’eau s’éleva de quinze coudées au-dessus des montagnes qu’elle avait couvertes. Ainsi périt entièrement toute chair qui se mouvait sur la terre, d’oiseaux, d’animaux domestiques, de bêtes sauvages, et de tout reptile qui rampe sur la terre : tous les hommes, et tout ce qui a un souffle de vie sur la terre, moururent. C’est ainsi que Dieu détruisit toute créature qui était sur la terre, depuis l’homme jusqu’à la bête, tant le reptile que les oiseaux du ciel : tout disparut de la terre ; il ne resta que Noé et ceux qui étaient avec lui dans l’arche27.
Les exégètes, nous dit le père Renié, ont compris ce texte de trois manières. Certains affirment que les eaux du déluge ont recouvert toute la terre : ce sont les partisans de l’universalité géographique. D’autres s’en tiennent seulement à l’universalité ethnographique, c’est-à-dire au fait que le déluge s’est étendu à toute la terre habitée et a fait périr tout le genre humain à l’exception de Noé et de sa famille. Enfin, d’autres encore estiment que le déluge n’a atteint qu’une partie de l’humanité.
Il est clair que la Sainte Écriture conduit naturellement à la première opinion, et n’est pas facile à concilier avec les deux autres. De plus, les Pères de l’Église sont, eux aussi, favorables à la première opinion :
C’est l’opinion qui prévalut jusqu’au XIXe siècle ; elle a été soutenue par la grande majorité des Pères et des écrivains ecclésiastiques28.
La troisième opinion, en particulier, est catégoriquement exclue par les Pères :
La tradition patristique est encore plus unanime à proclamer l’universalité ethnographique du déluge que son universalité géographique29.
Voici pourtant comment le père Renié conclut sa discussion :
La première opinion est manifestement fausse ; la troisième opinion n’a jamais été condamnée par l’Église, qui, jusqu’à présent, ne s’est point prononcée dans le débat. Cependant, dans l’état actuel de la controverse, la seconde opinion semble toujours la plus sûre : c’est à elle que vont les préférences de l’exégèse catholique. Ce serait pourtant une exagération que de vouloir l’imposer comme en rapport avec la foi ou même comme certaine30.
Ainsi, le père Renié n’hésite pas à qualifier de « manifestement fausse » une opinion « soutenue par la grande majorité des Pères et des écrivains ecclésiastiques », et refuse de considérer « comme en rapport avec la foi ou même comme certaine » une opinion que « la tradition patristique est unanime à proclamer ». C’est faire peu de cas de la doctrine catholique sur l’autorité des Pères de l’Église ; doctrine notamment contenue dans des décrets bien connus du concile de Trente et du Ier concile du Vatican, que le Saint-Office avait pris soin de citer intégralement lors de la condamnation du manuel de l’abbé Brassac31.
Quelles sont donc les raisons qui expliquent une telle désinvolture à l’égard de l’enseignement des Pères ? La phrase suivante permet de s’en faire une idée :
L’universalité géographique du déluge se heurte à de très sérieuses objections scientifiques, inconnues autrefois, et qui nous obligent à la rejeter, à moins de recourir à une série sans fin de miracles les plus étonnants, sur lesquels l’Écriture est muette32.
Mais comment ne pas voir que la plupart de ces miracles sont de toute façon nécessaires dès que l’on suppose une élévation, ne fût-ce que de cinq cents mètres, du niveau des océans ? Or, n’est-ce pas là un minimum si l’on veut garder quelque espoir de maintenir l’inerrance de la Sainte Écriture, qui affirme que « toutes les hautes montagnes furent couvertes sous le ciel entier » ?
La création d’Ève
Autre événement à propos duquel le père Renié manque de considération pour l’autorité des Pères de l’Église : la création de la première femme. Voici le récit qu’en donne la Sainte Écriture :
Le Seigneur Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et lorsqu’il se fut endormi, il prit une de ses côtes, et il mit de la chair à la place. Puis le Seigneur Dieu forma de la côte qu’il avait tirée d’Adam, une femme, et il l’amena devant Adam33.
Et voici le commentaire du père Renié :
Le caractère historique du récit doit être maintenu par l’exégète catholique. Les Pères, sauf Origène, qui n’y vit qu’une allégorie, l’ont toujours entendu de la sorte. Toutefois, il n’est peut-être pas nécessaire de prendre au pied de la lettre tous les détails du second récit de la création. Il importe, en effet, de constater que l’auteur a volontiers recours aux métaphores, aux anthropomorphismes. Sans doute la Commission Biblique déclare qu’on doit sauvegarder le sens littéral historique du récit et tenir que la première femme a été tirée de la substance du premier homme, mais ne pourrait-on pas ranger la côte d’Adam parmi les symboles ou les métaphores dont a usé l’auteur du récit ? De bons exégètes l’ont pensé ; nous adopterions volontiers leur manière de voir34.
Cette attitude laisse perplexe : à quoi bon invoquer les Pères de l’Église pour maintenir « le caractère historique du récit », lorsque, en s’appuyant sur de prétendus « bons exégètes »35, on cherche à « ranger la côte d’Adam parmi les symboles ou les métaphores dont a usé l’auteur du récit », contre le sentiment unanime de ces mêmes Pères36 ?
La création d’Adam
Nous arrivons enfin à la création du premier homme, et à la question de savoir si le récit qui en est fait par la Sainte Écriture peut se concilier avec la théorie de l’évolution. Écoutons le père Renié exposer les diverses tentatives qui ont été faites en ce sens, regroupées sous le nom d’« évolutionnisme spiritualiste » :
L’évolutionnisme spiritualiste, par contre, admet la création de l’âme par Dieu, mais explique par l’évolution la formation du corps humain, qui ne serait devenu tel qu’après l’insufflation de l’âme par Dieu ou qui aurait été tiré d’un organisme animal par une action positive de Dieu, antérieure à cette insufflation37.
Quelle est la position du père Renié à l’égard de ces hypothèses ? Ses premiers mots sont plutôt hostiles :
Doit être également rejeté l’évolutionnisme spiritualiste, au moins sous sa première forme, bien qu’à la suite de Saint George Mivart, quelques auteurs catholiques aient cru pouvoir l’adopter comme moyen de conciliation entre la Bible et la science38.
Toutefois, une discrète note de bas de page tempère ce jugement négatif :
Par contre, la seconde forme est acceptable : elle peut cadrer avec le récit biblique, où ne manquent point les anthropomorphismes.
Le ton redevient ensuite plus sévère ; le père Renié cite des textes scripturaires favorables à une formation d’Adam directement à partir de terre, puis il décrit le sentiment des théologiens en ces termes :
La plupart des théologiens regardent la thèse traditionnelle, sinon comme de foi divine, du moins comme proche de la foi39.
Enfin, il invoque contre la première forme d’évolutionnisme spiritualiste l’attitude de l’Église, puis l’accord unanime des Pères, prenant à cette occasion la défense de l’autorité des Pères avec une vigueur assez inattendue :
Les Pères ont tous entendu les textes relatifs à l’origine de l’homme d’une intervention spéciale de Dieu dans la production du corps humain. Or un catholique doit suivre le sentiment unanime des Pères en tout ce qui touche à la foi et aux mœurs. Qu’on n’aille point rejeter leur opinion en pareille matière, sous prétexte qu’il s’agit seulement d’une question scientifique ; en effet, cette question est en connexion étroite avec la foi. C’est comme telle que les Pères l’ont traitée ; or il est inadmissible de dire qu’ils se sont trompés en regardant comme intéressant la foi une question qui lui serait étrangère, « car le privilège d’infaillibilité assuré à leur consentement unanime serait pratiquement sans valeur, s’il ne les mettait pas même en état de distinguer avec certitude ce qui appartient au domaine de la foi, et par suite à leur compétence, de ce qui n’en fait point partie »40.
Finalement, dans l’ensemble, on peut dire que le discours du père Renié est à dominante traditionnelle, malgré quelques hésitations et fluctuations. Surtout, on n’y trouve rien qui puisse expliquer l’affirmation du père Pierre-Marie, selon laquelle « jusqu’à présent les meilleurs théologiens exposaient que les textes des Pères n’excluaient pas la possibilité d’un évolutionnisme spiritualiste ». Comment résoudre ce paradoxe ?
La solution réside dans un phénomène que nous avons déjà observé précédemment : la versatilité du père Renié. En effet, les extraits de son manuel reproduits ci-dessus proviennent de la cinquième édition du tome 1, parue en 1945, dont je possède un exemplaire ; le père Pierre-Marie, pour sa part, cite la sixième édition, parue en 1949. Or cette nouvelle édition comporte des changements majeurs41. Le jugement du père Renié sur l’évolutionnisme spiritualiste est désormais celui-ci :
Quant à l’évolutionnisme spiritualiste, nous distinguerions. Si la première forme nous paraît inconciliable avec le récit biblique, la seconde forme est parfaitement acceptable, car l’anthropomorphisme de Gen 2, 7 est évident42.
Les textes scripturaires favorables à une formation d’Adam directement à partir de terre sont toujours présents, mais suivis de ce commentaire :
Ce serait pourtant une exagération que de les interpréter comme enseignant formellement que le premier homme a été tiré immédiatement de la terre par Dieu43.
La phrase relative au sentiment des théologiens perd presque toute sa signification :
La création du corps humain par Dieu est enseignée par la plupart des théologiens comme une thèse proche de la foi44.
Enfin, le paragraphe concernant les Pères de l’Église disparaît pour faire place à celui que cite le père Pierre-Marie :
Les Pères « affirment avec insistance que [le corps d’Adam] fut produit immédiatement par Dieu au moyen de la boue et ils déduisent de ce fait quelques vérités de caractère religieux […], toutefois ces vérités se pourraient encore déduire s’il s’agissait seulement d’une action spéciale exercée par Dieu dans la formation du corps du premier homme, sans exclure le concours des causes secondes, à condition qu’un tel concours soit conçu comme purement instrumental ». L’enseignement des Pères ne peut donc être opposé à l’évolutionnisme spiritualiste sous sa forme la plus adoucie45.
Quelle est la cause de tous ces changements ? Sont-ils le fruit de véritables recherches, ou bien le père Renié a-t-il simplement adapté son manuel aux nouvelles mentalités, de manière à lui conserver une image de modération ?
Quoi qu’il en soit, les raisons alléguées par la nouvelle édition pour éluder la doctrine des Pères de l’Église sur la création du corps d’Adam sont complètement futiles46. Il suffit de parcourir mon livre pour découvrir des cas où les Pères affirment la création d’Adam directement à partir de terre sans en tirer d’autres vérités, ou en en tirant des vérités qui ne pourraient plus se déduire dans une perspective évolutionniste. Du reste, même si ces cas n’existaient pas, il ne serait pas pour autant légitime d’interpréter le récit biblique contre le sentiment unanime des Pères.
Au terme de cet examen du Manuel d’Écriture sainte, on peut finalement retenir trois choses : celui-ci ne contient rien qui soit de nature à ébranler mes conclusions ; c’est un ouvrage malsain, influencé par le modernisme ; et le père Renié n’est pas un auteur à recommander, et encore moins à mettre au nombre des « meilleurs théologiens ». Il est en fait assez préoccupant de lire pareille appréciation dans une revue réputée défendre la doctrine catholique traditionnelle comme Le Sel de la terre.
Critique et catholique, du père Hugueny
L’ouvrage du père Hugueny, édité à plusieurs reprises à partir du début des années 1910, est un texte apologétique, visant surtout à répondre aux auteurs qui cherchaient alors à démontrer une opposition entre l’enseignement de l’Église et les conclusions des sciences profanes. C’est ce qui ressort de ces quelques lignes de l’introduction :
Nous avons hâte […] de leur donner l’agrément d’apprendre, que, s’ils ont rencontré dans leur entourage quelques laïques ou quelques prêtres torturés par l’angoisse d’accorder les exigences de la critique et de la foi, il reste cependant toujours loisible au penseur catholique, de chercher et de trouver dans une étude sérieuse de l’exégèse, de l’histoire, des sciences, de la philosophie et de la théologie, la double joie d’être en même temps homme de raison et de foi, critique et catholique. […]
On n’a pas à choisir entre la critique et le catholicisme ; on n’est parfait critique, dans l’orientation de sa vie, qu’en étant catholique. De là, le titre et la conclusion de notre ouvrage : Critique et Catholique47.
Bien que ce propos général soit de bon aloi, il convient de lire la suite avec vigilance : le père Hugueny parviendra-t-il à s’affranchir de l’influence du modernisme, qui, à cette époque, exerçait une vigoureuse emprise sur l’apologétique ?
Immanentisme
Dès le début du XIXe siècle, certains auteurs catholiques commencèrent à délaisser l’apologétique traditionnelle, qui consiste à présenter aux incrédules les faits extérieurs démontrant la vérité de la religion chrétienne, et se tournèrent vers des méthodes nouvelles, supposant chez tout homme un besoin intérieur de christianisme, qu’il y aurait lieu de stimuler pour conduire à la foi48. Sous sa forme radicale, ce courant de pensée fut solennellement condamné par le Ier concile du Vatican :
Si quelqu’un dit que la Révélation divine ne peut être rendue crédible par des signes extérieurs, et que les hommes ne doivent donc être amenés à la foi que par leur expérience intérieure ou par une inspiration privée : qu’il soit anathème.
Si quelqu’un dit qu’il ne peut se produire aucun miracle, et que par conséquent, tous les récits qui en sont faits, même ceux que renferme la Sainte Écriture, sont à rejeter parmi les fables et les mythes ; ou bien que les miracles ne peuvent jamais être connus avec certitude, et ne peuvent servir à prouver correctement l’origine divine de la religion chrétienne : qu’il soit anathème49.
Ces condamnations ne firent pas disparaître l’apologétique nouvelle. Au contraire, celle-ci fut mise à l’honneur par le modernisme : en effet, comme l’explique saint Pie X dans l’encyclique Pascendi, elle découle logiquement d’une des principales doctrines modernistes, l’immanence vitale, selon laquelle la foi serait un sentiment né du besoin religieux de l’homme50.
Or, en condamnant le modernisme, saint Pie X ne se contente pas de réprouver la doctrine immanentiste ; il frappe également, en une formule beaucoup plus large que celle du Ier concile du Vatican, l’apologétique qui en est issue :
Ici, il Nous faut à nouveau déplorer vivement que, parmi les catholiques, il s’en trouve qui, tout en rejetant la doctrine de l’immanence en tant que telle, l’utilisent cependant comme méthode d’apologétique ; et ce faisant, ces imprudents vont si loin qu’ils semblent admettre dans la nature humaine, vis-à-vis de l’ordre surnaturel, non seulement une capacité et une convenance — ce que les apologistes catholiques ont toujours démontré, non sans y ajouter d’opportunes réserves — mais une exigence véritable et rigoureuse51.
Il est donc pour le moins étonnant que, quelques années après Pascendi, le père Hugueny prenne la liberté de mettre sur le même plan l’apologétique traditionnelle et l’apologétique immanentiste :
Les apologistes classiques du siècle dernier n’ont que discrètement parlé du fait intérieur et en ont abandonné l’utilisation aux entretiens privés ; et c’est là, timidité mal placée. Par contre, les apologistes, qui relèvent plus ou moins de l’école d’immanence, n’ont-ils pas mis parfois une confiance exagérée et même quelque peu dédaigneuse du fait extérieur, dans la conscience de cette soif intérieure, qui, entendue au sens précis d’un besoin de catholicisme ou même d’un désir positif de révélation, n’est, hélas ! ni si universelle, ni si vivante qu’on a bien voulu l’écrire ?
Qu’on n’accentue pas notre critique ; nous tenons plus encore à remercier qu’à juger les tenants des deux écoles d’apologétique, ayant grandement profité à suivre leurs discussions. Ce merci cordial exprimé, nous avons hâte d’entrer au vif du problème52.
Il y a ici plusieurs critiques à formuler. Tout d’abord, on ne peut guère reprocher aux « apologistes classiques » du XIXe siècle leur « timidité mal placée » sans atteindre en même temps le magistère de l’Église, dont ils ont simplement suivi l’orientation. Ensuite, le père Hugueny semble concéder en partie l’existence du « besoin de catholicisme » supposé par les immanentistes, malgré les réserves qu’il exprime à ce propos ; et cette impression fâcheuse est renforcée par d’autres passages, tel celui-ci :
Si vif que soit le désir de l’homme et si impérieux que soit son besoin de doctrine révélée, non moins vive est son exigence de garanties rationnelles, et non moins impérieux son désir de vérifier la divine authenticité de la révélation qu’on lui offre53.
Mais surtout, le père Hugueny n’hésite pas à adresser un « merci cordial » à un courant que saint Pie X réprouve ! Craignant sans doute qu’il n’y ait là matière à scandale, il tâche de tempérer ses déclarations dans une discrète note de bas de page :
Ce merci ne s’adresse pas aux immanentistes à outrance dont les excès justement condamnés par l’encyclique Pascendi ont fait plus de mal que de bien54.
Cependant, cette précaution ne résout rien. Saint Pie X condamne, nous l’avons vu, l’idée qu’il y aurait dans la nature humaine un « besoin de catholicisme » ; c’est bien ce qu’insinuent ceux que le père Hugueny remercie. Quant aux « immanentistes à outrance », c’est-à-dire aux modernistes, ils ne sont, pour saint Pie X, rien moins que les pires ennemis de l’Église55 ; dire que leurs « excès ont fait plus de mal que de bien » est donc outrageusement faible. Ainsi, le père Hugueny réduit et édulcore à l’extrême le propos de l’encyclique Pascendi. Celle-ci n’est d’ailleurs pas le seul document magistériel dont il lui arrive de s’écarter, comme nous allons le constater.
La bulle Unam sanctam
En l’an 1302, alors que la révolte du roi de France Philippe le Bel contre l’autorité de l’Église approchait de son paroxysme, le pape Boniface VIII publia la célèbre bulle Unam sanctam, qui rappelait en termes énergiques la prééminence du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Depuis lors, cette bulle n’a cessé d’être fustigée par les ennemis de l’Église, qui voient en elle le monument le plus emblématique des « prétentions théocratiques » de la papauté médiévale. Relisons les passages les plus significatifs de cet important document.
Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le glaive spirituel et le glaive matériel. Mais celui-ci doit être utilisé pour l’Église, celui-là par l’Église. Celui-là doit être mû par la main du prêtre, tandis que celui-ci doit l’être par celle des rois et des soldats, mais à l’indication et au gré du prêtre. Le glaive doit être subordonné au glaive, et l’autorité temporelle soumise à la puissance spirituelle. […] Que la puissance spirituelle l’emporte en dignité et en noblesse sur toute puissance terrestre, nous devons l’admettre avec d’autant plus d’évidence que les choses spirituelles surpassent les choses temporelles. […] Car, au témoignage de la vérité, il appartient à la puissance spirituelle d’instituer la puissance terrestre, et de la juger si elle n’est pas bonne. Ainsi se vérifie, au sujet de l’Église et du pouvoir ecclésiastique, l’oracle de Jérémie : Voici que je t’ai établi aujourd’hui au-dessus des nations et des royaumes, [pour arracher, détruire, perdre, dissiper, édifier et planter]. Si donc la puissance terrestre dévie, elle sera jugée par la puissance spirituelle ; si une puissance spirituelle inférieure dévie, elle sera jugée par sa supérieure ; mais si c’est la puissance suprême, elle ne pourra être jugée que par Dieu, non par un homme, selon le témoignage de l’Apôtre : L’homme spirituel juge de tout, mais lui-même n’est jugé par personne. Cette autorité, bien qu’elle ait été donnée à un homme, et qu’elle soit exercée par un homme, n’est pas humaine, mais plutôt divine ; elle a été conférée à Pierre par la bouche de Dieu, affermie pour lui-même et pour ses successeurs en celui que lui, la pierre, a confessé, lorsque le Seigneur dit à Pierre : Tout ce que tu lieras [sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux]. Par conséquent, quiconque résiste à cette puissance ainsi ordonnée par Dieu, résiste à l’ordonnance de Dieu […]. Enfin, nous déclarons, disons, définissons et prononçons que la soumission au pontife romain est, pour toute créature humaine, absolument nécessaire au salut56.
On le voit, les principes énoncés par Boniface VIII ne sont pas pour plaire au libéralisme moderne. Cela explique que les catholiques tant soit peu influencés par ce courant soient souvent fort embarrassés par la bulle Unam sanctam. Pour s’y soustraire, certains s’efforcent d’en contester l’autorité57 ou d’en pervertir le sens ; beaucoup combinent ces deux approches, en restreignant le caractère dogmatique de la bulle à sa dernière phrase, qu’ils privent ensuite de presque toute sa signification. C’est à cette école qu’appartient le père Hugueny :
La bulle Unam sanctam de Boniface VIII ? C’est une constitution dogmatique, comme en témoigne la finale : « Nous disons, nous déclarons et nous définissons qu’il est tout à fait de nécessité de salut pour toute créature humaine, d’être soumise au souverain pontife. » Cette définition est très correcte ; il est bien vrai que tous les hommes, les rois aussi bien que leurs sujets, doivent, sous peine de péché mortel, de necessitate salutis, reconnaître l’autorité du souverain pontife, à moins que l’ignorance invincible ne les excuse, comme elle excuse de toute inobservance du droit divin positif. Mais, dans les développements qui précèdent et préparent cette définition, on trouve certaines propositions que les théologiens ne soutiendraient plus intégralement aujourd’hui, en particulier celle-ci : « Au témoignage de la vérité, il appartient à la puissance spirituelle d’instituer la puissance temporelle et de la juger si elle n’est pas bonne. » Boniface VIII ne faisait que répéter presque littéralement les paroles d’Alexandre de Halès formulant une conception théocratique du pouvoir temporel assez commune au moyen âge, aujourd’hui périmée. On ne dit plus qu’il appartient à l’Église d’instituer la puissance temporelle, mais si cette conception était dans l’esprit du pontife, il n’en est que plus remarquable qu’elle n’ait pas été canonisée dans les termes explicites de la définition. La rédaction des bulles des papes peut être parfois influencée par les idées de leur temps, leurs définitions ne relèvent que de l’immortelle vérité58.
Remarquons d’abord combien le père Hugueny minimise la portée de la dernière phrase d’Unam sanctam. Celle-ci n’exige pas simplement une reconnaissance quelconque de l’autorité du pape : Philippe le Bel ne refusait pas de reconnaître l’autorité de Boniface VIII59, et l’on ne peut admettre que le pape se soit adressé à lui en termes aussi sévères pour lui rappeler un devoir qu’il accomplissait déjà. Le conflit ne portait pas sur l’existence de l’autorité pontificale, mais sur son étendue. Or celle-ci est longuement décrite dans le corps de la bulle, dans ces « développements qui précèdent et préparent [la] définition » ; ce sont eux qui établissent le contexte à la lumière duquel cette dernière doit être comprise.
Mais précisément, le père Hugueny ne se soucie guère de ces développements, et va jusqu’à en rejeter certains. Préférant des opinions de théologiens à une bulle pontificale solennelle, renouvelée et approuvée, deux siècles après sa publication, par un concile œcuménique60, il qualifie de « conception théocratique périmée » la doctrine selon laquelle il appartient à l’Église de donner aux souverains des États chrétiens leur couronne, et de la leur retirer s’ils mettent en péril les intérêts de la religion. C’est pourtant là un principe que les papes, au temps de la chrétienté, ont proclamé et mis en œuvre61, et qui n’est tombé en désuétude que par suite de l’apostasie des nations, fruit du combat des ennemis de l’Église. Comment donc un apologiste catholique peut-il répudier ainsi la doctrine traditionnelle et se réjouir de son abandon généralisé ?
Authenticité des Livres saints
À l’instar du père Renié, le père Hugueny fragilise l’attribution traditionnelle de certains livres de la Sainte Écriture. Cependant, son originalité est de chercher pour cela à se placer sous un patronage plutôt inattendu : celui de la Commission biblique pontificale, dont le rôle est pourtant de protéger la Sainte Écriture contre les attaques modernes.
Du seul fait que nous trouverons des livres intitulés, de Moïse, de David, de Salomon, d’Isaïe, de Daniel, nous n’en pourrons donc pas conclure immédiatement que ces illustres personnages les ont rédigés en entier et n’en sont point simplement les patrons, du moins pour certaines parties. Ces titres appellent une interprétation. Que vaudra, sur ce point d’histoire de littérature religieuse, l’opinion commune ? L’autorité que lui a reconnue le concile de Trente, en se servant de ces appellations pour désigner les Livres saints, en a-t-elle fait un enseignement de foi ? Quelques catholiques le prétendaient de nos jours. La Commission biblique, dans ses récentes décisions au sujet de Moïse, saint Jean et Isaïe, a réduit à leur juste valeur ces prétentions en traitant l’attribution du Pentateuque à Moïse, du IVe évangile à saint Jean, et du livre entier d’Isaïe à ce prophète, non point comme des vérités de foi, mais comme des opinions communes, qu’on doit garder tant qu’on n’a pas de raisons démonstratives de les abandonner, selon la règle que nous avons donnée précédemment en parlant de la Tradition62.
Afin d’évaluer les assertions du père Hugueny, commençons par lire les questions examinées par la Commission biblique au sujet du Pentateuque et du livre d’Isaïe.
Les arguments apportés par les critiques pour attaquer l’authenticité mosaïque des saints livres désignés du nom de Pentateuque, sont-ils d’un tel poids qu’ils donnent le droit d’affirmer — en dépit des témoignages innombrables des deux Testaments, pris dans leur ensemble, de l’accord invariable du peuple juif, de la tradition constante de l’Église, et des indices internes tirés du texte lui-même — que ces livres n’ont pas Moïse pour auteur, mais ont été composés à partir de sources en majeure partie postérieures à l’époque de Moïse63 ?
L’argument philologique, tiré de la langue et du style, par lequel on attaque l’unité d’auteur du livre d’Isaïe, doit-il être jugé tel qu’il contraigne un homme sérieux, connaissant la science critique et la langue hébraïque, à reconnaître dans ce livre une pluralité d’auteurs64 ?
En répondant négativement à ces questions, la Commission biblique défend l’authenticité des Livres saints sur le terrain même où elle est attaquée : celui de la critique. Faut-il en déduire, avec le père Hugueny, que le même problème ne puisse être discuté sur le terrain de la théologie, et que nous soyons dans le domaine exclusif des « opinions communes » sans lien avec la foi ? Ce raisonnement, déjà douteux a priori, devient intenable lorsqu’on lit la question examinée par la Commission à propos du quatrième évangile :
La tradition constante, universelle et solennelle de l’Église, ayant cours dès le IIe siècle — telle qu’elle est mise en évidence principalement : a) par les témoignages et les allusions que l’on trouve chez les saints Pères, les écrivains ecclésiastiques, et même les hérétiques, et qui, provenant nécessairement des disciples ou des premiers successeurs des Apôtres, se rattachent par un lien étroit à l’origine même du livre ; b) par le fait que le nom de l’auteur du quatrième évangile a été toujours et partout reçu dans le canon et dans les listes des Livres saints ; c) par les plus anciens manuscrits de ces mêmes Livres, et leurs plus anciennes traductions en diverses langues ; d) par l’usage liturgique public conservé dans le monde entier depuis le commencement de l’Église —, fournit-elle, pour démontrer que l’apôtre Jean, et non un autre, doit être reconnu comme auteur du quatrième évangile, un argument historique suffisamment solide, indépendamment de l’argument théologique, pour que les raisons contraires apportées par les critiques n’infirment en rien cette tradition65 ?
Bien sûr, la réponse de la Commission est cette fois affirmative. Ce qu’il faut remarquer, dans l’énoncé de la question, c’est l’incise : « indépendamment de l’argument théologique ». Celle-ci montre bien que, si l’authenticité du quatrième évangile peut être défendue sur le terrain historique ou critique, elle peut aussi l’être sur le terrain théologique. Or, par cette voie, il est possible d’arriver à des conclusions très fermes ; écoutons là-dessus un auteur peu suspect d’excès de zèle intégriste : le père Renié !
Que l’auteur du quatrième évangile soit l’apôtre saint Jean, il n’est pas loisible à un catholique d’en douter. Avec le P. Vosté, « nous sommes enclin à considérer l’origine apostolique (de cet évangile) comme un fait dogmatique »66.
Le déluge
Sans surprise, on lit chez le père Hugueny les mêmes contestations de l’universalité du déluge que chez le père Renié. Celles-ci s’insèrent dans un développement assez périlleux, visant à montrer qu’il a existé des opinions universellement admises dans l’Église, « qui, tout en étant mêlées à l’enseignement ecclésiastique, ne sont point de l’Église »67, et se révèlent finalement fausses.
Les Pères et les anciens commentateurs ont toujours cru que le déluge avait recouvert toute la terre. N’ayant aucune idée de l’immensité et de l’histoire des continents, ils ne pouvaient deviner à quelles impossibilités se heurtait cette interprétation étroitement littérale d’un récit sémitique qui en comporte une plus large. Les exégètes les plus conservateurs reconnaissent aujourd’hui qu’on doit restreindre l’universalité du déluge, sinon à tout le pays connu des ancêtres d’Israël, du moins à toute la terre habitée ; encore une opinion commune abandonnée68.
On ne peut que relever les mêmes torts que chez le père Renié : même désinvolture à l’égard de l’enseignement des Pères de l’Église, même tentation vaine et frivole d’accorder le récit du déluge avec l’esprit rationaliste. Que resterait-il des miracles rapportés par la Sainte Écriture, s’il fallait, pour chacun d’entre eux, faire droit à l’argument selon lequel les Pères, « n’ayant aucune idée » de nos connaissances modernes, « ne pouvaient deviner à quelles impossibilités se heurtait cette interprétation étroitement littérale » ?
Le nombre des élus
Un autre sujet sur lequel le père Hugueny fait bon marché de l’autorité des Pères de l’Église est la question du nombre des élus. D’après la doctrine traditionnelle, les hommes qui se damnent sont plus nombreux que ceux qui se sauvent ; c’est ce qu’indiquent les textes suivants, tirés de l’Évangile selon saint Matthieu pour les deux premiers, et de l’Évangile selon saint Luc pour le troisième :
Entrez par la porte étroite ; car large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et nombreux sont ceux qui entrent par elle. Combien étroite est la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie ! et peu sont ceux qui la trouvent69.
Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus70.
Quelqu’un lui demanda alors : Seigneur, y en a-t-il peu qui soient sauvés ? Il leur répondit : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite ; car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer, et ne le pourront pas71.
Or, sans vraiment contester ni la valeur de ces textes, ni l’unanimité des Pères de l’Église quant à leur signification, le père Hugueny n’hésite pas à défendre l’exact opposé de ce qu’ils affirment :
Nous ne savons rien non plus du nombre des élus. L’opinion presque unanime des Pères et des anciens théologiens est pour le petit nombre des élus, comparativement au nombre des réprouvés. Il faut bien avouer que plusieurs textes évangéliques favorisent cette opinion et que le spectacle de la vie semble tout d’abord l’imposer. Cependant les théologiens modernes, soucieux de reconnaître dans l’histoire du monde une manifestation plus éclatante de la miséricorde de Dieu et du triomphe de la Rédemption, opinent généralement pour le grand nombre des élus72.
Contre cette attitude de désertion de la tradition, nous allons citer deux auteurs fort appréciés, à juste titre, par Le Sel de la terre. Le premier est le père Emmanuel André, O. S. B., curé du Mesnil-Saint-Loup durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, et fondateur d’une communauté bénédictine73 ; les propos qui suivent, écrits en 1898, ont précisément été reproduits dans un article publié dans Le Sel de la terre pour défendre la doctrine du petit nombre des élus.
Serons-nous plus clairvoyants que les Pères de l’Église ? Verrons-nous, dans la Sainte Écriture, ce qu’ils n’y ont jamais aperçu ? Les Pères sont unanimes à interpréter les paroles de Notre-Seigneur dans le sens du petit nombre. Or un théologien peut-il ignorer, peut-il transgresser impunément ce décret du Concile de Trente qui interdit toute interprétation de l’Écriture opposé[e] au sentiment unanime des Pères74 ?
Le deuxième auteur est dom Bernard Maréchaux, O. S. B., proche disciple du père Emmanuel, dont il poursuivit l’œuvre ; le texte suivant est extrait de son livre intitulé Du nombre des élus, dont l’édition originale date de 1901, mais qui est actuellement diffusé par les Éditions du Sel, associées au Sel de la terre.
Il n’est pas permis d’interpréter l’Écriture dans un sens opposé à celui que la tradition a déterminé ; il n’est pas permis d’enseigner une doctrine diamétralement contraire à celle de l’unanimité des Pères et des théologiens. Or, que les paroles du Sauveur sur la voie large et la voie étroite, que la sentence beaucoup d’appelés et peu d’élus, s’appliquent à ceux qui se perdent et à ceux qui se sauvent, c’est l’interprétation traditionnelle constante ; qu’il y ait plus de réprouvés que de sauvés, au moins par rapport à l’ensemble de l’humanité, c’est l’enseignement unanime des Pères et des théologiens75.
Évolutionnisme
Voyons enfin quelles sont les opinions du père Hugueny sur l’évolutionnisme. Celles-ci sont exposées à deux reprises dans son ouvrage ; le premier passage pertinent est celui-ci :
Ce serait aussi perdre sa peine que de chercher dans la Genèse des arguments décisifs pour ou contre l’évolutionnisme modéré. Nous dirons dans le chapitre suivant comment l’Écriture sainte, aussi bien que la plus saine philosophie, nie toute descendance de l’homme du singe par voie de génération et d’évolution purement naturelles ; mais, pourvu qu’on respecte cette vérité, on est libre de préférer à l’hypothèse d’une diversité originelle de toutes les espèces créées, celle de l’unité primitive d’une matière contenant en germe toutes les variétés d’êtres qu’une évolution lente et continuellement progressive devait en tirer. Cette conception, que saint Augustin lui-même trouvait parfaitement conciliable avec le texte biblique, ne nous paraît pas devoir être admise sans restriction. Nous pensons que les transformations qui relèvent du simple mouvement de l’évolution ont leurs limites et qu’elles ne sauraient rendre compte des distinctions foncières qui séparent les trois règnes de la nature, minéraux, végétaux et animaux, ainsi que les principaux genres de chaque règne ; mais notre opinion n’est pas vérité de foi, et nous n’avons pas à la justifier dans un livre qui ne veut être qu’une brève apologie des dogmes76.
La première phrase de ce paragraphe n’est, en définitive, étayée que par un seul et unique argument, à savoir que saint Augustin aurait jugé l’évolutionnisme « parfaitement conciliable avec le texte biblique ». Or il s’agit là d’une idée absolument insoutenable, réfutée à maintes reprises, notamment dans Le Sel de la terre, et désavouée même par des sympathisants de l’évolutionnisme spiritualiste77. Ceux qui s’y attachent encore la présentent d’ailleurs le plus souvent sous une forme modérée, en se contentant d’évoquer une certaine similitude entre la théorie des « raisons séminales » de saint Augustin et la théorie de l’évolution ; similitude qui, pourtant, n’est que superficielle, les deux théories étant en réalité fondamentalement distinctes. Mais le père Hugueny va plus loin : pour lui, saint Augustin semble bien avoir été un évolutionniste radical, méconnaissant les « distinctions foncières qui séparent les trois règnes de la nature, minéraux, végétaux et animaux, ainsi que les principaux genres de chaque règne » !
Qu’il y ait là un manque de compétence ou d’objectivité, peu importe ; en tout cas, on ne peut se fier au père Hugueny pour évaluer correctement les interprétations patristiques du récit de la Genèse. Il ne cherche d’ailleurs pas vraiment à le faire : si le passage ci-dessus évoquait au moins saint Augustin, le deuxième passage concernant l’évolutionnisme, cité par le père Pierre-Marie, ne fait nulle mention des Pères de l’Église.
La transformation d’un organisme purement animal en organisme capable de vie humaine par voie d’évolution naturelle et progressive, serait-elle démontrée, que le croyant n’aurait pas à s’en préoccuper. La Bible et l’Église nous enseignent que Dieu a emprunté à la terre les éléments du corps de l’homme ; elles ne nous disent pas si la formation de ce corps a été instantanée, ou si l’évolution des espèces animales a préparé peu à peu les éléments terrestres de notre nature à la création spéciale qui a introduit dans le monde matériel une âme spirituelle et a donné à la matière que cette âme devait informer les dispositions nécessaires à ce degré supérieur de vie78.
Finalement, ce qui a été dit précédemment du Manuel d’Écriture sainte vaut aussi, peu ou prou, pour Critique et catholique : on n’y trouve rien qui puisse ébranler mes conclusions, et c’est un ouvrage qui appelle, ainsi que son auteur, de sérieuses réserves. Loin d’atténuer le jugement que l’on peut porter contre la théorie de l’évolution, l’étude des auteurs cités par le père Pierre-Marie accrédite l’idée qu’une position conciliante sur ce sujet est un symptôme de perméabilité au modernisme.
En résumé, tout ce que nous avons vu conduit à rejeter catégoriquement l’affirmation selon laquelle « jusqu’à présent les meilleurs théologiens exposaient que les textes des Pères n’excluaient pas la possibilité d’un évolutionnisme spiritualiste » ; de plus, on ne peut que déplorer les ambiguïtés décrites au début dans le propos du père Pierre-Marie. En revanche, celui-ci a droit à ma reconnaissance pour ses commentaires élogieux sur mon livre, et pour l’avoir fait connaître à ses lecteurs.
-
Ici et ailleurs, je restitue mon nom complet ; le père Pierre-Marie le remplace habituellement par les initiales AEW, ou bien ajoute par erreur à mon prénom un d final. ↩︎
-
Enc. Providentissimus : ASS 26 (1893-1894) 286-287. Summa theologiæ, Ia, q. 70, a. 1, ad 3 : L 5, 178b. ↩︎
-
Pour ces derniers mots, au lieu de la traduction du père Pierre-Marie, je reproduis celle du chanoine Jules Didiot, Traité de la Sainte Écriture d’après S. S. Léon XIII, Lille 1894, p. 124. Elle a l’avantage de serrer de plus près la formule originale de Léon XIII : « Ea primo proprieque effer[u]ntur quæ cad[u]nt sub sensus. » ↩︎
-
Sur la question de l’héliocentrisme, l’accord entre la Sainte Écriture et les données scientifiques va en fait au-delà des seules apparences. Il importe de noter que la Sainte Écriture n’affirme pas conjointement le mouvement du Soleil et l’immobilité de la Terre ; la première de ces affirmations figure le plus souvent dans des récits historiques, tandis que la seconde apparaît dans des cantiques ou dans des livres sapientiaux ou prophétiques. Or d’une part, le Soleil est réellement en mouvement si l’on se place dans le référentiel terrestre, qui est le plus approprié pour décrire les observations humaines ; d’autre part, la Terre peut légitimement être considérée comme immobile dans l’expérience humaine courante, car les effets du mouvement terrestre sont négligeables dans ce contexte. Sachant que la Sainte Écriture s’adresse à des lecteurs humains, dont elle adopte le point de vue, et auxquels elle cherche à communiquer les vérités utiles au salut et non les secrets de la nature, on comprend qu’elle présente le Soleil comme mobile et la Terre comme immobile. En revanche, si la théorie de l’évolution était vraie, les affirmations de la Sainte Écriture n’auraient même pas l’apparence de la vérité. Le rapprochement entre héliocentrisme et évolutionnisme ne résiste donc pas à l’examen. Il est regrettable que le père Pierre-Marie n’ait pas pris en compte ces remarques, que je lui ai transmises par message privé avant qu’il ne commence à rédiger sa recension. ↩︎
-
Voir ma réponse à Sedes Sapientiæ. Le père Pierre-Marie a lu une version préliminaire de cette réponse avant de commencer à rédiger sa recension ; c’est ainsi qu’il a eu connaissance des textes de saint Jean Chrysostome, saint Ambroise et saint Éphrem faisant le rapprochement entre la terre utilisée pour créer Adam et celle utilisée pour soigner l’aveugle-né. ↩︎
-
Cf. Regard de la foi sur l’évolution, pp. 24-25 & 113. J’ai déjà clarifié ma position en ce sens dans un message privé adressé au père Pierre-Marie alors qu’il n’avait commencé à rédiger sa recension que depuis quelques jours. Je l’ai ensuite fait publiquement dans l’article relayant la recension de l’abbé Olivier Rioult. ↩︎
-
Op. cit., pp. 14, 16 & 26. Ces auteurs ne sont pas nécessairement irréprochables, mais ils sont en tout cas loin de souffrir de tous les travers qui, nous le verrons, affectent ceux que le père Pierre-Marie cite à l’appui de son affirmation. ↩︎
-
« Quod si latius accipias darwinianam originem humani corporis tantumque neges immediatam eius formationem ex pulvere, quæ sit absque successiva inductione præcedentium formarum per actionem naturæ se paulatim transformantis, id rursus a sensu christiani populi abhorret et a Patribus universim reiicitur. Credit enim quisquis christianus est id quod obvius sensus narrationis mosaicæ præfert, hominem immediate e pulvere a Deo solo absque interventu operationis naturæ conditum fuisse, idque devote recolit, cum in die cinerum cineribus frons eius adspergitur repetitis verbis Creatoris. » Tractatus de Deo creante et elevante, Romæ 1878, p. 222. ↩︎
-
« Inter Patres et theologos semper fuit unanimis sententia : Adami corpus directe formatum esse ex limo terræ, Evæ vero corpus ex Adamo. […] Porro inter veteres theologos nulla umquam fuit dubitatio hac de re, sed potius omnes ob rationes dogmaticas censuerunt Adamum de limo terræ, Evam vero de latere Adami esse formatam. Cum vero nova illa theoria proposita esset, theologi vix non omnes statim censuerunt eam cum doctrina revelata conciliari non posse. » Prælectiones dogmaticæ, t. III : De Deo creante et elevante ; De Deo fine ultimo, Friburgi Brisgoviæ 5-61925, pp. 85 & 87. ↩︎
-
« Secundum communem doctrinam Patrum et theologorum, corpus primi hominis actione speciali et immediata a Deo formatum est ex limo terræ absque specierum transformatione. » De Deo trino et creatore, Taurini-Parisiis [1944], p. 413. ↩︎
-
« Ex quibus manifestum est Patres omnem mitigatum Transformismum (de quo ceteroquin ne quidem cogitabant) excludere a corpore primi hominis, et supradictam Transformismi formam mitiorem non aliunde suam non improbabilitatem emendicare posse quam dicendo Patres formationem corporis ex ipsa nuda terra non intendisse docere tamquam aliquid ad doctrinam fidei pertinens. » Theologia dogmatica, vol. II : De Deo trino ; De Deo creante et elevante ; De gratia, Washington 1968, p. 522. ↩︎
-
L’origine de l’homme d’après la Bible et le transformisme, in Études 47 (1889) 43. L’assertion critiquée par le père Brucker vient de l’ouvrage du père Leroy (L’évolution des espèces organiques, Paris 1887, pp. 15-16). ↩︎
-
Manuel d’Écriture sainte, t. 6, Lyon-Paris, Vitte, 1944, p. 5. ↩︎
-
AAS 15 (1923) 615. ↩︎
-
L’abbé Brassac avait en fait élaboré ce manuel en révisant intégralement celui des abbés Bacuez et Vigouroux. ↩︎
-
AAS 15 (1923) 616-619. ↩︎
-
« Examine autem, pro rei momento, mature ac diligentissime peracto, manifestum apparuit opus laborare multis gravibusque vitiis, quæ illud ita pervadunt et inficiunt, ut prorsus impossibilis foret ipsius emendatio. » Ibid., p. 616. ↩︎
-
Op. cit., t. 2, 41946, p. 524. ↩︎
-
« Perperam enim et cum religionis damno inductum est artificium, nomine honestatum criticæ sublimioris, quo, ex solis internis, uti loquuntur, rationibus, cuiuspiam libri origo, integritas, auctoritas diiudicata emergant. Contra perspicuum est, in quæstionibus rei historicæ, cuiusmodi origo et conservatio librorum, historiæ testimonia valere præ ceteris, eaque esse quam studiosissime et conquirenda et excutienda : illas vero rationes internas plerumque non esse tanti, ut in causam, nisi ad quamdam confirmationem, possint advocari. » Enc. Providentissimus : ASS 26 (1893-1894) 285. ↩︎
-
Op. cit., p. 295. ↩︎
-
Ibid., p. 299. ↩︎
-
« Cumque extendisset Moyses manum super mare, abstulit illud Dominus flante vento vehementi et urente tota nocte, et vertit in siccum ; divisaque est aqua. Et ingressi sunt filii Israel per medium sicci maris ; erat enim aqua quasi murus a dextra eorum et læva. Persequentesque Ægyptii ingressi sunt post eos, et omnis equitatus Pharaonis, currus eius et equites, per medium maris. […] Cumque extendisset Moyses manum contra mare, reversum est primo diluculo ad priorem locum ; fugientibusque Ægyptiis occurrerunt aquæ, et involvit eos Dominus in mediis fluctibus. Reversæque sunt aquæ, et operuerunt currus et equites cuncti exercitus Pharaonis, qui sequentes ingressi fuerant mare ; nec unus quidem superfuit ex eis. Filii autem Israel perrexerunt per medium sicci maris, et aquæ eis erant quasi pro muro a dextris et a sinistris. » Ex 14, 21-23 & 27-29. Traduction française de l’abbé Glaire. ↩︎
-
Op. cit., t. 1, 51945, pp. 536-538. Le texte cité par le père Renié est de Claude Bourdon, La route de l’Exode, de la terre de Gessé à Mara, in Revue Biblique 41/4 (1932) 547-548. En réduisant la colonne de nuée qui guidait les Israélites à des « trombes de poussière », Claude Bourdon va tout de même trop loin au goût du père Renié, qui proteste en bas de page : « À noter toutefois que d’après la Bible la nuée est autre chose qu’un tourbillon de poussière dû au khamsin. » ↩︎
-
« Igitur egressus est populus de tabernaculis suis, ut transiret Iordanem ; et sacerdotes, qui portabant arcam fœderis, pergebant ante eum. Ingressisque eis Iordanem, et pedibus eorum in parte aquæ tinctis (Iordanis autem ripas alvei sui tempore messis impleverat), steterunt aquæ descendentes in loco uno, et ad instar molis intumescentes apparebant procul, ab urbe quæ vocatur Adom usque ad locum Sarthan ; quæ autem inferiores erant, in mare solitudinis (quod nunc vocatur Mortuum) descenderunt, usquequo omnino deficerent. Populus autem incedebat contra Iericho ; et sacerdotes, qui portabant arcam fœderis Domini, stabant super siccam humum in medio Iordanis accincti, omnisque populus per arentem alveum transibat. » Ios 3, 14-17. Traduction française de l’abbé Glaire. ↩︎
-
Op. cit., t. 2, 41946, p. 39. ↩︎
-
Ibid. Les exégètes mentionnés par le père Renié sont le chanoine Henri Lesêtre et le père Franz von Hummelauer, S. I. ; leur hypothèse est qu’un éboulement survenu en amont aurait fait barrage à l’écoulement du fleuve. ↩︎
-
« Et aquæ prævaluerunt nimis super terram, opertique sunt omnes montes excelsi sub universo cælo. Quindecim cubitis altior fuit aqua super montes, quos operuerat. Consumptaque est omnis caro quæ movebatur super terram, volucrum, animantium, bestiarum, omniumque reptilium, quæ reptant super terram : universi homines, et cuncta, in quibus spiraculum vitæ est in terra, mortua sunt. Et delevit omnem substantiam, quæ erat super terram, ab homine usque ad pecus, tam reptile quam volucres cæli, et deleta sunt de terra ; remansit autem solus Noe, et qui cum eo erant in arca. » Gen 7, 19-23. Traduction française de l’abbé Glaire. ↩︎
-
Op. cit., t. 1, 51945, p. 441. — À l’appui de l’universalité géographique du déluge, on peut citer saint Grégoire de Nysse (In hexaemeron, n. 43 : GNO 4/1, 56 ; PG 44, 101-102. De tridui inter mortem et resurrectionem Domini nostri Iesu Christi spatio : GNO 9, 284 ; PG 46, 609-610), saint Jean Chrysostome (Homiliæ in Genesim, XXV, n. 6 & XXVI, nn. 3-4 : PG 53, 226-227 & 232-235), saint Cyrille d’Alexandrie (Glaphyra in Genesim, II, De Noe et arca, n. 3 : PG 69, 57-58), saint Ambroise (Hexaemeron, III, c. 3, n. 14 : CSEL 32/1, 69 ; PL 14, 162. De Noe, c. 15, n. 52 : CSEL 32/1, 449 ; PL 14, 385), saint Augustin (De Civitate Dei, XV, c. 27 : CCL 48, 495 ; PL 41, 474) et saint Isidore (Etymologiæ, XIII, c. 22, n. 2 : ALMA [2004] 166 ; PL 82, 494). — L’hypothèse selon laquelle le déluge se serait limité à la terre habitée n’est qu’à peine attestée dans l’antiquité chrétienne. L’auteur anonyme des Quæstiones et responsiones ad orthodoxos s’y oppose, sans préciser qui en sont les défenseurs (q. 34 : PG 6, 1281-82). Jean Philopon la combat également, en l’attribuant à Théodore de Mopsueste (De opificio mundi, I, c. 13 : ed. Reichardt [1897] 31-32). Le père Renié ne mentionne que le second de ces deux témoignages ; en revanche, tous deux sont invoqués par le père Brucker (Questions actuelles d’Écriture sainte, Paris 1895, pp. 311-313) et par le chanoine Eugène Mangenot (Déluge, in Dictionnaire de la Bible 2/2 [1912] 1352). — Pour affaiblir la thèse de l’universalité géographique, le père Renié prétend que, selon saint Jean Chrysostome et saint Éphrem, le déluge aurait épargné le paradis terrestre. On lit les mêmes allégations chez le père François Ceuppens, O. P. (Quæstiones selectæ ex historia primæva, Torino-Roma, Marietti, 31953, p. 321), qui, du moins, donne une référence pour saint Jean Chrysostome : PG 53, 232-233. Cependant, je ne vois rien à cet emplacement qui accrédite l’idée en question. Celle-ci est toutefois évoquée, à titre d’hypothèse, par saint Bède le Vénérable (Hexaemeron, I, c. 2, v. 8 : CCL 118A, 46 ; PL 91, 43-44) ; en outre, saint Thomas y semble favorable (Scriptum super Sententiis, IV, d. 47, q. 2, a. 2, qc. 3, arg. 4). — La question du sort du paradis terrestre pendant le déluge doit être rapprochée de celle, non moins mystérieuse, consistant à savoir où se trouvait à ce moment Hénoch, l’arrière-grand-père de Noé. En effet, selon saint Irénée (Adversus hæreses, V, c. 5 : SC 153, 62-67 ; PG 7, 1134-35), saint Athanase (De decretis Nicænæ Synodi, n. 6 : AW II/1/1, 6 ; PG 25, 435-436) et saint Isidore (De ortu et obitu Patrum, c. 3, n. 7 : ALMA [1985] 112-115 ; PL 83, 131-132), c’est précisément au paradis terrestre qu’Hénoch aurait été transporté par Dieu au terme de son séjour parmi les hommes. Saint Thomas penche lui aussi pour cette hypothèse (Summa theologiæ, Ia, q. 102, a. 2, ad 3 & IIIa, q. 49, a. 5, ad 2 : L 5, 450b & L 11, 476b). Saint Augustin n’y voit qu’une possibilité (De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum, I, c. 3, n. 3 : CSEL 60, 5 ; PL 44, 111. De gratia Christi et de peccato originali, II, c. 23, n. 27 : CSEL 42, 186 ; PL 44, 398). D’autres affirment qu’Hénoch fut transporté au ciel, tels saint Grégoire de Nazianze (Carmina dogmatica, XVIII, v. 65 : PG 37, 485), saint Ambroise (Expositio psalmi CXVIII, c. 7, n. 15 : CSEL 62, 136 ; PL 15, 1286. Expositio Evangelii secundum Lucam, III, n. 48 : CCL 14, 103 ; PL 15, 1610-11. Epistulæ, X, n. 7 : CSEL 82/1, 75 ; PL 16, 1097) et saint Jérôme (Contra Ioannem Hierosolymitanum, n. 29 : CCL 79A, 53 ; PL 23, 381. Commentarius in Amos, III, c. 9, v. 2 : CCL 76, 337 ; PL 25, 1087). Saint Jean Chrysostome estime qu’il est vain de chercher à connaître le lieu où fut transporté Hénoch (Homiliæ in Genesim, XXI, n. 4 : PG 53, 181. Homiliæ in epistulam ad Hebræos, XXII, n. 2 : PG 63, 157). ↩︎
-
Op. cit., p. 445. ↩︎
-
Ibid., p. 450. ↩︎
-
On peut hésiter à considérer que les témoignages patristiques en faveur de l’universalité géographique du déluge soient suffisants pour la rendre entièrement certaine au regard de la doctrine catholique ; cependant, ils lui confèrent du moins un degré de probabilité qui empêche de la qualifier de « manifestement fausse ». Cf. Franz 145 ; Pesch 414-415 ; Groot 271 ; Dor 457. ↩︎
-
Op. cit., p. 443. ↩︎
-
« Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam ; cumque obdormisset, tulit unam de costis eius, et replevit carnem pro ea. Et ædificavit Dominus Deus costam, quam tulerat de Adam, in mulierem ; et adduxit eam ad Adam. » Gen 2, 21-22. Traduction française de l’abbé Glaire. ↩︎
-
Op. cit., p. 412. Le père Renié renvoie aux réponses de la Commission biblique affirmant que la première femme fut formée à partir du premier homme (De charactere historico trium priorum capitum Geneseos, resp. 3 : AAS 1 [1909] 568 ; D 2123) et que certains éléments des trois premiers chapitres de la Genèse doivent être entendus en un sens métaphorique (Ibid., resp. 5 : D 2125). ↩︎
-
Le premier de ces « bons exégètes » est le cardinal Cajetan, connu pour ses nombreuses témérités ; sa méthode, dit ailleurs le père Renié, « fit scandale à l’époque », mais est « aujourd’hui communément admise parmi les exégètes catholiques » (op. cit., p. 266). Viennent ensuite le chanoine Lesêtre et le père von Hummelauer, déjà mentionnés plus haut à propos du passage du Jourdain ; puis le père Marie-Joseph Lagrange, O. P., tenu en haute suspicion à Rome, mais fort estimé du père Renié (op. cit., t. 4, 31943, pp. 5 & 567) ; et enfin, quatre autres auteurs ayant écrit sur le sujet dans les années 1930. ↩︎
-
On peut notamment citer saint Grégoire de Nazianze (Carmina moralia, I, v. 107 : PG 37, 530), saint Grégoire de Nysse (In sanctum Pascha : GNO 9, 255 ; PG 46, 663-664), saint Jean Chrysostome (Homiliæ in Genesim, XV, n. 2 : PG 53, 120-121), saint Cyrille d’Alexandrie (Glaphyra in Genesim, I, De Adam, n. 2 : PG 69, 19-20), saint Hilaire (Tractatus mysteriorum, I, nn. 3 & 5 : SC 19, 76-79 & 82-85), saint Ambroise (De paradiso, c. 10, n. 48 & c. 11, n. 50 : CSEL 32/1, 306 & 307 ; PL 14, 298 & 299), saint Jérôme (Contra Ioannem Hierosolymitanum, n. 32 : CCL 79A, 59 ; PL 23, 384. Commentarius in epistulam ad Philemonem, vv. 4-6 : CCL 77C, 90 ; PL 26, 609), saint Augustin (De Genesi ad litteram, IX, cc. 13 & 16 : CSEL 28/1, 284 & 290 ; PL 34, 402 & 405. De Civitate Dei, XII, c. 24 : CCL 48, 409 ; PL 41, 399), saint Bède le Vénérable (Hexaemeron, I, c. 2, vv. 20-23 : CCL 118A, 56-57 ; PL 91, 51) et saint Éphrem (Commentarius in Genesim, c. 1, n. 29 & c. 2, n. 12 : CSCO 153, pp. 17 & 24). En particulier, saint Jérôme et saint Augustin s’expriment sur ce point avec une vigueur dogmatique remarquable. À la suite des Pères de l’Église, saint Thomas entend le mot « côte » de façon littérale (Summa theologiæ, Ia, q. 92, aa. 3-4 : L 5, 398a-400b). ↩︎
-
Op. cit., t. 1, 51945, p. 406. ↩︎
-
Ibid., pp. 406-407. ↩︎
-
Ibid., p. 408. ↩︎
-
Ibid., p. 409. Le passage entre guillemets est du père Brucker (Questions actuelles d’Écriture sainte, Paris 1895, p. 245). ↩︎
-
Il y a un avertissement à ce sujet dans l’« Avis pour la 6e édition » qui figure en tête du volume : « Plusieurs chapitres de la seconde partie ont été modifiés assez profondément : notamment ceux qui ont trait à la valeur historique du Pentateuque et à la création. » ↩︎
-
Op. cit., t. 1, 61949, p. 418. ↩︎
-
Ibid., p. 419. ↩︎
-
Ibid. ↩︎
-
Ibid., p. 420. Le passage entre guillemets est du père Maurizio Flick, S. I., L’origine del corpo del primo Uomo alla luce della filosofia cristiana e della teologia, in Gregorianum 29/3-4 (1948) 409. ↩︎
-
Ces raisons proviennent de l’article du père Flick indiqué dans la note précédente ; la question de la compatibilité entre l’enseignement des Pères et l’évolutionnisme y est expédiée en deux pages, sans citer le moindre texte patristique. ↩︎
-
Critique et catholique, t. I, Paris, Letouzey et Ané, 31921, pp. xii-xiv. ↩︎
-
Pour trouver les prémices de ce mouvement, il faut au moins remonter à la deuxième moitié du XVIIIe siècle ; voici en effet comment s’exprimait alors l’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier (Dictionnaire de théologie, t. 7, Toulouse 1817, p. 349b) : « La preuve de la Religion la plus convaincante pour le commun des hommes est la conscience, ou le sentiment intérieur. Il n’en est aucun qui ne sente qu’il a besoin d’une Religion qui l’instruise, qui le réprime, le console. Sans avoir examiné les autres Religions, il sent par expérience que le Christianisme produit en lui ces trois effets si essentiels à son bonheur ; il en trouve donc la vérité au fond de son cœur. Ira-t-il chercher des doutes, des disputes, des objections, comme le font les Sceptiques ? Si on lui en oppose, elles feront peu d’impression sur lui ; le sentiment intérieur lui tient lieu de toute autre démonstration. » ↩︎
-
« Si quis dixerit, revelationem divinam externis signis credibilem fieri non posse, ideoque sola interna cuiusque experientia aut inspiratione privata homines ad fidem moveri debere : anathema sit. — Si quis dixerit, miracula nulla fieri posse, proindeque omnes de iis narrationes, etiam in Sacra Scriptura contentas, inter fabulas vel mythos ablegandas esse ; aut miracula certo cognosci numquam posse, nec iis divinam religionis christianæ originem rite probari : anathema sit. » Const. Dei Filius, c. 3, can. 3 & 4 : Msi 51, 435 ; D 1812-13. ↩︎
-
ASS 40 (1907) 597-598 & 630 ; D 2074 & 2103. ↩︎
-
« Hic autem queri vehementer Nos iterum oportet, non desiderari e catholicis hominibus, qui, quamvis immanentiæ doctrinam ut doctrinam reiiciunt, ea tamen pro apologesi utuntur ; idque adeo incauti faciunt, ut in natura humana non capacitatem solum et convenientiam videantur admittere ad ordinem supernaturalem, quod quidem apologetæ catholici opportunis adhibitis temperationibus demonstrarunt semper, sed germanam verique nominis exigentiam. » ASS 40 (1907) 630 ; D 2103. ↩︎
-
Op. cit., pp. 297-298. ↩︎
-
Ibid., p. 297. ↩︎
-
Ibid., p. 298. ↩︎
-
ASS 40 (1907) 594. ↩︎
-
« Uterque ergo est in potestate Ecclesiæ, spiritualis scilicet gladius et materialis. Sed is quidem pro Ecclesia, ille vero ab Ecclesia exercendus. Ille sacerdotis, is manu regum et militum, sed ad nutum et patientiam sacerdotis. Oportet autem gladium esse sub gladio, et temporalem auctoritatem spirituali subiici potestati. […] Spiritualem autem et dignitate et nobilitate terrenam quamlibet præcellere potestatem, oportet tanto clarius nos fateri, quanto spiritualia temporalia antecellunt. […] Nam, veritate testante, spiritualis potestas terrenam potestatem instituere habet, et iudicare, si bona non fuerit. Sic de Ecclesia et ecclesiastica potestate verificatur vaticinium Hieremiæ : Ecce constitui te hodie super gentes et regna, etc., quæ sequuntur. Ergo, si deviat terrena potestas, iudicabitur a potestate spirituali ; sed, si deviat spiritualis minor, a suo superiori ; si vero suprema, a solo Deo, non ab homine poterit iudicari, testante Apostolo : Spiritualis homo iudicat omnia, ipse autem a nemine iudicatur. Est autem hæc auctoritas, etsi data sit homini, et exerceatur per hominem, non humana, sed potius divina, ore divino Petro data, sibique suisque successoribus in ipso, quem confessus fuit petra, firmata, dicente Domino ipsi Petro : Quodcumque ligaveris, etc. Quicumque igitur huic potestati a Deo sic ordinatæ resistit, Dei ordinationi resistit […]. Porro subesse Romano Pontifici omni humanæ creaturæ declaramus, dicimus, definimus et pronuntiamus omnino esse de necessitate salutis. » Extravag. comm. lib. I, tit. VIII, c. 1 : Frdbg II, 1245-46 ; D 469. La phrase tirée du livre de Jérémie est la suivante (Ier 1, 10) : « Ecce constitui te hodie super gentes et super regna, ut evellas, et destruas, et disperdas, et dissipes, et ædifices, et plantes. » Celles de saint Paul et de Notre-Seigneur proviennent respectivement de 1 Cor 2, 15 et de Mt 16, 19. ↩︎
-
Le chanoine Pantaléon Mury est allé jusqu’à nier l’authenticité de la bulle (Revue des questions historiques 26 [1879] 91-130), avant de devoir se rétracter lorsqu’il put constater par lui-même que celle-ci était bien présente dans le régeste de Boniface VIII (Revue des questions historiques 46 [1889] 253-257). ↩︎
-
Op. cit., t. II, 1re partie, 1924, pp. 12-13. La phrase que le père Hugueny attribue à Alexandre de Halès se rencontre en effet chez cet auteur (Summa theologiæ, IVa, q. 10, m. 5, a. 2 : ed. Venetiana [1575] 159b-c), mais celui-ci n’a fait que l’emprunter à Hugues de Saint-Victor (De sacramentis christianæ fidei, II, pars 2, c. 4 : PL 176, 418). ↩︎
-
La légitimité de Boniface VIII fut pour la première fois contestée en cour de France par Guillaume de Nogaret, conseiller de Philippe le Bel, le 12 mars 1303, soit environ quatre mois après la publication d’Unam sanctam (Jean Coste, Boniface VIII en procès, Rome 1995, pp. 90-94). Le roi lui-même ne se rangea à ce parti extrême qu’au mois de juin, et l’arrestation du pape à Anagni eut lieu le 7 septembre (Ibid., pp. 78-82). ↩︎
-
Plus précisément, par le Ve concile du Latran, dans la bulle Pastor æternus, promulguée par Léon X en 1516 (Msi 32, 968-969 ; BR 5, 662b). ↩︎
-
L’investiture des souverains par l’Église était généralement manifestée par un acte liturgique de couronnement. Dans le cas des empereurs germaniques, celui-ci fut presque toujours accompli par le pape lui-même, depuis le couronnement de Charlemagne par saint Léon III en l’an 800 jusqu’à celui de Charles Quint par Clément VII en 1530. Le couronnement des empereurs prit fin lorsque Ferdinand Ier, qui succéda à Charles Quint en 1556, s’arrogea le titre impérial sans le consentement du pape Paul IV. À bien des reprises, pourtant, les papes avaient répété qu’il leur revenait personnellement de confirmer le choix du futur empereur. En outre, ils ont parfois nettement rattaché ce principe à la doctrine énoncée dans Unam sanctam, selon laquelle il appartient à l’Église d’instituer la puissance temporelle. L’un des documents les plus clairs à cet égard est la bulle par laquelle Clément VI approuva en 1346 l’élection de Charles IV (BR 4, 493a-495b). Voici, en effet, les raisons invoquées par le pape pour justifier son acte : « Les gouvernements ordonnés de ceux qui règnent droitement ont coutume d’entretenir la justice et d’apporter la paix au peuple chrétien ; aussi, l’autorité du pontife [romain], à qui il a été dit par le Seigneur, comme nous le lisons par l’entremise du prophète, Voici que je t’ai établi au-dessus des nations et des royaumes, pour arracher et détruire, perdre et dissiper, édifier et planter, ne doit montrer aucune négligence à ériger de tels gouvernements, comme elle en a la charge, mais doit au contraire employer à cette tâche ses mains laborieuses, lorsqu’elle en perçoit la nécessité. »
Mis à part le cas de l’Empire, le couronnement des souverains chrétiens était ordinairement accompli par des évêques locaux. Il n’était pas pour autant soustrait au contrôle de la papauté, qui est intervenue dans bien des circonstances pour ordonner, régler ou empêcher le couronnement d’un monarque. Du reste, nombreux sont ceux qui furent couronnés directement par le pape ou par son légat, notamment lors de l’établissement d’un nouveau royaume ou d’une nouvelle dynastie. Ainsi, Étienne II couronna Pépin le Bref roi des Francs en 754, après que sa légitimité eut été reconnue par le pape saint Zacharie en 751 ; ainsi encore, Alexandre II soutint l’expédition anglaise de Guillaume le Conquérant, puis le fit couronner roi d’Angleterre en 1070. Mais parmi tous les épisodes de ce genre, le plus remarquable est probablement la fondation du royaume de Bulgarie par Innocent III en 1204. En effet, le pape publia à cette occasion une bulle développant de manière particulièrement précise les justifications doctrinales de son acte (BR 3, 187a-188b ; PL 215, 277-280). Or, s’il institue Calojean roi des Bulgares et des Valaques, s’il le fait couronner par son légat, et s’il charge le primat local de couronner ses successeurs, c’est en tant que « vicaire sur terre de celui qui est maître dans le royaume des hommes et le donne à qui il veut, étant celui par qui les rois règnent et les princes gouvernent » ; c’est parce que « le roi des rois et seigneur des seigneurs, Jésus-Christ, […] à qui appartiennent la terre et sa plénitude, le globe terrestre et tous ceux qui y habitent, […] a établi le souverain pontife […] au-dessus des nations et des royaumes, lui donnant le pouvoir d’arracher, de détruire, de perdre, de dissiper, d’édifier et de planter ». À nouveau, on reconnaît la doctrine affirmée un siècle plus tard dans Unam sanctam. L’exemple d’Innocent III sera invoqué, avec d’autres cas similaires, par saint Pie V, lorsqu’il fondera en 1569 le grand-duché de Toscane, dont il accordera la couronne à Côme de Médicis (BR 7, 765b).
Ajoutons que l’Église a parfois conféré à des monarques chrétiens une souveraineté sur des territoires jusqu’alors étrangers à la chrétienté, afin d’en assurer l’évangélisation. Ainsi, en 1344, Clément VI institua Louis d’Espagne prince de « Fortunie », c’est-à-dire des îles Canaries, et le couronna de ses propres mains (BR 4, 474b-475b). Le nouveau souverain, cependant, ne parvint jamais à prendre possession de son domaine. En 1455, dans le contexte des explorations portugaises du littoral africain, Nicolas V attribua au roi du Portugal et à ses héritiers toute la région située au sud du cap Boujdour (BR 5, 110b-115b). En 1493, suite à la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, Alexandre VI attribua à l’Espagne toute la région située à l’ouest d’un certain méridien, séparant ainsi ses possessions de celles du Portugal (BR 5, 361b-364a).
Ayant le pouvoir de donner les couronnes, l’Église détient aussi celui de les ôter aux princes indignes, ce qu’elle a fait à de multiples reprises au cours de l’histoire. Citons seulement quelques cas parmi les plus emblématiques. Saint Grégoire VII prononça une sentence de déposition contre le roi des Germains Henri IV en 1076 (Msi 20, 468-469 ; BR 2, 74a-74b ; PL 148, 790), puis à nouveau en 1080 (Msi 20, 534-536 ; BR 2, 107b-109b ; PL 148, 816-818), confirmant en même temps l’élection de son successeur Rodolphe de Rheinfelden. Dans le décret de 1080, s’adressant aux apôtres saint Pierre et saint Paul, au nom desquels agissent les souverains pontifes, saint Grégoire VII s’exprime en des termes qui, une fois encore, annoncent Unam sanctam : « Si vous pouvez lier et délier dans le ciel, vous pouvez sur terre ôter et donner à chacun, selon ses mérites, les empires, les royaumes, les principautés, les marches, les duchés, les comtés, et toutes les possessions humaines. » En 1208, Innocent III destitua le comte Raymond de Toulouse, coupable de complicité avec l’hérésie albigeoise, et permit à tout catholique de s’emparer de ses terres (PL 215, 1357). Le IVe concile du Latran, réuni en 1215, érigea cette peine en une disposition générale contre les souverains négligents à réprimer l’hérésie, et déposséda définitivement Raymond de Toulouse, dont le domaine fut transféré principalement à Simon de Montfort (Msi 22, 987-988 & 1069-70). Innocent IV déposa solennellement l’empereur Frédéric II lors du Ier concile de Lyon en 1245 (Msi 23, 618 ; BR 3, 515b). Enfin, Paul III fulmina en 1538 contre le roi d’Angleterre Henri VIII une bulle de déposition particulièrement sévère (BR 6, 195a-205b), exhortant tous les chrétiens qui le pourraient à s’emparer de ses biens et de sa personne, et à agir de même à l’égard de quiconque lui aurait prêté assistance. ↩︎
-
Op. cit., pp. 81-82. ↩︎
-
« Utrum argumenta a criticis congesta ad impugnandam authentiam Mosaicam sacrorum Librorum, qui Pentateuchi nomine designantur, tanti sint ponderis, ut posthabitis quampluribus testimoniis utriusque Testamenti collective sumptis, perpetua consensione populi Iudaici, Ecclesiæ quoque constanti traditione nec non indiciis internis quæ ex ipso textu eruuntur, ius tribuant affirmandi hos libros non Moysen habere auctorem, sed ex fontibus maxima ex parte ætate Mosaica posterioribus fuisse confectos ? » De Mosaica authentia Pentateuchi, dub. 1 : ASS 39 (1906) 377 ; D 1997. ↩︎
-
« Utrum, ad impugnandam identitatem auctoris libri Isaiæ, argumentum philologicum, ex lingua stiloque desumptum, tale sit censendum, ut virum gravem, criticæ artis et hebraicæ linguæ peritum, cogat in eodem libro pluralitatem auctorum agnoscere ? » De libri Isaiæ indole et auctore, dub. 4 : ASS 41 (1908) 614 ; D 2118. ↩︎
-
« Utrum ex constanti, universali ac solemni Ecclesiæ traditione iam a sæculo II decurrente, prout maxime eruitur : a) ex SS. Patrum, scriptorum ecclesiasticorum, imo etiam hæreticorum, testimoniis et allusionibus, quæ, cum ab Apostolorum discipulis vel primis successoribus derivasse oportuerit, necessario nexu cum ipsa libri origine cohærent ; b) ex recepto semper et ubique nomine auctoris quarti Evangelii in canone et catalogis sacrorum Librorum ; c) ex eorumdem Librorum vetustissimis manuscriptis codicibus et in varia idiomata versionibus ; d) ex publico usu liturgico inde ab Ecclesiæ primordiis toto orbe obtinente ; præscindendo ab argumento theologico, tam solido argumento historico demonstretur Ioannem Apostolum et non alium quarti Evangelii auctorem esse agnoscendum, ut rationes a criticis in oppositum adductæ hanc traditionem nullatenus infirment? » De auctore et veritate historica quarti Evangelii, dub. 1 : ASS 40 (1907) 383 ; D 2110. ↩︎
-
Manuel d’Écriture sainte, t. 4, 31943, p. 157. Jacques-Marie Vosté, O. P., compte-rendu de Hildebrand Höpfl, O. S. B., Introductionis in sacros utriusque Testamenti libros Compendium, in Revue Biblique 36/1 (1927) 117. ↩︎
-
Op. cit., p. 55. ↩︎
-
Op. cit., pp. 57-58. On retrouve en bas de page, sans source ni référence, l’affirmation déjà signalée dans une précédente note chez le père Renié et le père Ceuppens : « Quelques Pères cependant, comme saint Éphrem et saint Jean Chrysostome, exceptèrent du déluge le Paradis terrestre. » ↩︎
-
« Intrate per angustam portam ; quia lata porta, et spatiosa via est, quæ ducit ad perditionem, et multi sunt qui intrant per eam. Quam angusta porta, et arcta via est, quæ ducit ad vitam ! et pauci sunt qui inveniunt eam. » Mt 7, 13-14. ↩︎
-
« Multi enim sunt vocati, pauci vero electi. » Mt 20, 16 & 22, 14. ↩︎
-
« Ait autem illi quidam : Domine, si pauci sunt qui salvantur ? Ipse autem dixit ad illos : Contendite intrare per angustam portam ; quia multi, dico vobis, quærent intrare, et non poterunt. » Lc 13, 23-24. ↩︎
-
Op. cit., t. II, 2e partie, 1924, pp. 350-351. ↩︎
-
Pour en savoir plus sur cet auteur, on peut consulter le numéro 44 du Sel de la terre (printemps 2003), qui, paru lors du centenaire de sa mort, lui est entièrement consacré. ↩︎
-
Le nombre des élus (Suite), in Bulletin de Notre-Dame de la Sainte-Espérance 22/12 (1898) 185. Le nombre des élus, in Le Sel de la terre 25 (été 1998) 116. ↩︎
-
Du nombre des élus, Paris 1901, pp. 46-47. — Le livre de dom Maréchaux s’appuie largement sur celui du père François-Xavier Godts, C. SS. R., De Paucitate Salvandorum quid docuerunt Sancti ?, Bruxellis 31899. Or les données patristiques réunies par le père Godts sont vastes, mais de valeur fort inégale ; aussi y aurait-il lieu de reprendre son travail, afin de munir ses conclusions d’un fondement plus étroit, mais plus ferme. Contentons-nous ici de préciser que le deuxième texte de saint Matthieu est interprété dans le sens du petit nombre des élus par saint Jean Chrysostome (Adversus oppugnatores vitæ monasticæ, I, n. 8 : PG 47, 329-330), saint Cyrille d’Alexandrie (Commentarius in Isaiam prophetam, II, t. 5, c. 24, vv. 5-6 : PG 70, 539-540), saint Hilaire (In Matthæum, c. 22, n. 7 : SC 258, 150-151 ; PL 9, 1044), saint Augustin (Sermones, XC, n. 4 & XCV, n. 6 : PL 38, 561 & 583), saint Grégoire le Grand (Homiliæ in Evangelia, XIX, n. 5 & XXXVIII, nn. 14-16 : CCL 141, 148 & 373-378 ; PL 76, 1157 & 1290-93) et saint Isidore (Expositio in Numeros, c. 41, n. 9 : PL 83, 358), rejoints en cela par saint Thomas (Expositio super Matthæum, c. 22, n. 1.). — Certains pensent réfuter l’existence d’un consensus patristique en faveur du petit nombre des élus à l’aide d’un passage de saint Cyrille d’Alexandrie concernant le texte de saint Luc (Commentarius in Lucam, c. 13, v. 23 : ed. Reuss [1984] 154 ; PG 72, 775-776). Voici, en substance, le propos de ce docteur : Notre-Seigneur ne répond pas vraiment à la question de celui qui demande s’il y en a peu qui soient sauvés, car il vise le bien spirituel de ses auditeurs et non la satisfaction de leur vaine curiosité, si bien qu’il préfère les instruire sur les efforts à faire pour obtenir le salut plutôt que sur le nombre de ceux qui y parviennent. Cette observation de saint Cyrille est exacte, et l’on doit reconnaître que le texte de saint Luc, s’il complète utilement le premier texte de saint Matthieu, ne permet pas, à lui seul, de conclure au petit nombre des élus. Cependant, il serait sans doute exagéré de faire dire à saint Cyrille que ce texte ne donne aucun indice sur le nombre des élus, et l’on ne peut invoquer l’autorité de ce Père pour contester la présence de la doctrine du petit nombre des élus dans l’Évangile, puisque, nous l’avons vu, il interprète en ce sens le deuxième texte de saint Matthieu. ↩︎
-
Op. cit., t. II, 1re partie, 1924, pp. 179-180. ↩︎
-
Saint Augustin estime que les espèces ont été créées indépendamment au commencement (De Trinitate, III, c. 8, n. 13 : CCL 50, 140 ; PL 42, 875-876) et demeurent stables au cours du temps (De Genesi ad litteram, IX, c. 17 : CSEL 28/1, 291 ; PL 34, 406). Plus spécialement, il affirme avec gravité et insistance, comme un fait relevant de la foi, que le premier homme fut créé sans parents, à partir de terre (Regard de la foi sur l’évolution, pp. 81-86 & 120-123). Les tentatives de certains évolutionnistes pour attirer à eux saint Augustin ont été réfutées, entre autres, par Guillaume Carbonnel, Un dossier sur l’évolution (II), Saint Augustin et l’évolutionnisme, in Le Sel de la terre 7 (hiver 1993) 186-198. Guillaume Carbonnel cite longuement l’étude du père Robert de Sinéty, S. I., Saint Augustin et le transformisme, in Archives de philosophie 7/2 (1930) 244-272, dans laquelle on lit en particulier ceci (p. 250) : « À prendre les textes matériellement, il faut bien donner raison aux auteurs qui, avec les PP. Woods et Schepens, soutiennent que la théorie impliquée par les textes de saint Augustin est le vieux et classique fixisme. » Or le père de Sinéty est animé d’une sympathie manifeste pour le principe général de l’évolutionnisme et pour plusieurs évolutionnistes résolus, quoique lui-même rechigne parfois à admettre la théorie de l’évolution dans toute son étendue. Pour mieux connaître sa position, outre l’article susmentionné, on peut lire Transformisme, in Dictionnaire apologétique de la foi catholique 4 (1922) 1793-1848. ↩︎
-
Op. cit., pp. 241-242. ↩︎