Réponse à Sedes Sapientiæ

le 3 mai 2024 dans Débat, Réactions

Une recension critique de mon livre est parue dans la revue doctrinale de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, Sedes Sapientiæ, no 166 (décembre 2023), sous la plume du père Albert-Marie Crignon. Avant d’examiner en détail ce que m’oppose le père Crignon, commençons par rappeler quelle est la ligne de cette revue sur la question de l’évolutionnisme.

Sedes Sapientiæ et l’évolution

Le père Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier et de la revue Sedes Sapientiæ, y a publié en 2008 un article intitulé « Un regard thomiste sur l’évolution »1. Dans cet article, le père de Blignières soutient que la théorie de l’évolution est scientifiquement probable, possède une grande convenance philosophique, et ne compromet en rien les données certaines de la théologie. En ce qui concerne l’origine du corps d’Adam, il penche pour l’hypothèse selon laquelle « Dieu s’est servi […] d’une matière organique préexistante », c’est-à-dire d’un corps d’animal ; cela lui semble bien s’accorder avec le récit de la Genèse, qui « décrit Dieu comme “modelant l’homme avec la glaise du sol”, utilisant ainsi une matière préexistante »2.

Un passage de la conclusion retient particulièrement l’attention :

Ce serait une très grave erreur de lier la foi au refus de toute évolution et de toute théorie scientifique qui prétende en rendre compte, même en restant dans les perspectives spiritualistes et chrétiennes rappelées par Pie XII et Jean-Paul II. Que l’on incline scientifiquement vers le « fixisme » ou le « créationnisme » est une chose ; le débat reste ouvert. (Nous estimons pour notre part que les arguments avancés ne sont guère convaincants). Qu’on lie le sort de la Bible et de la foi à cette position en est une autre. Nombreuses sont les personnes qui ont une lecture fondamentaliste des premiers chapitres de la Genèse. Beaucoup d’entre elles ont perdu la foi en face des faits qui militent (ou paraissent militer) en faveur d’une évolution généralisée, lorsqu’elles ont pris conscience des faiblesses scientifiques des arguments fixistes3.

On le voit, le père de Blignières est absolument persuadé de la compatibilité entre la théorie de l’évolution et la Sainte Écriture, et il considère la thèse inverse comme dangereuse. Il n’y avait donc pas à attendre de sa revue une appréciation positive de mon livre.

Les critiques du père Crignon

Voici maintenant la recension du père Crignon, accompagnée de mes commentaires.

Pour la forme, ce livre a de grandes qualités. Il est bien écrit, de lecture aisée. Les textes des Pères de l’Église sont produits de manière critique et les références sont vérifiables. Ils font l’objet d’une analyse sérieuse. L’auteur expose bien ce que sont les Pères et il explique clairement en quoi consiste l’argument tiré de leur unanimité morale sur un point de foi ou de mœurs.

On note cependant une légère insuffisance du côté du magistère : l’auteur ne va pas au-delà de Pie XII. Il ne cite pas, par exemple, les jugements de Jean-Paul II, plus positifs quant à la valeur scientifique de la théorie de l’évolution.

Les jugements de Jean-Paul II sur la théorie de l’évolution n’ont pas leur place dans un livre comme le mien, car Jean-Paul II s’est écarté de l’enseignement traditionnel de l’Église sur de nombreux points, et n’est donc pas un guide fiable pour connaître la doctrine catholique4. Ce dernier constat n’est évidemment pas anodin, et soulève bien des interrogations, mais cela relève du débat sur la crise de l’Église et non sur l’évolution.

Sur le fond, les textes produits par l’auteur impliquent-ils vraiment que, selon l’unanimité des Pères, l’évolution serait contraire à la foi ?

Il faudrait d’abord distinguer le cas des animaux en général et le cas spécifique de l’homme.

La théorie de l’évolution, telle que je la définis dans mon livre, et telle que la définissent les évolutionnistes eux-mêmes, s’étend à l’espèce humaine5. C’est ce que réclame la logique du système, et les arguments qu’on avance en sa faveur ne font pas la différence entre l’homme et les autres animaux. Si l’on excepte quelques rares théologiens à la recherche de compromis boiteux, personne ne défend l’« évolution tronquée », dans laquelle la morue, le crocodile, le rouge-gorge et le chimpanzé auraient un ancêtre commun, mais pas le chimpanzé et l’homme. C’est pourquoi j’ai choisi de ne pas distinguer le cas des animaux en général et le cas spécifique de l’homme.

Pour le cas de l’homme, il se pose un problème d’interprétation. Pour bien saisir la portée d’un texte, il faut tenir compte, non seulement de ce qu’il affirme, mais aussi de ce qu’il entend ou n’entend pas nier. Les Pères n’avaient pas l’intention, en parlant de la création spéciale du premier homme, de réfuter une théorie dont ils n’avaient aucune idée. Que voulaient-ils précisément exclure, d’après les textes ?

Voilà l’objection centrale du père Crignon : selon lui, pour pouvoir tirer parti d’un texte contre une doctrine, il ne suffit pas que cette doctrine s’oppose à ce qu’affirme le texte ; il faut que l’auteur du texte ait directement l’intention de nier la doctrine en question. Ainsi, on ne peut pas s’appuyer sur les affirmations des Pères de l’Église pour rejeter la théorie de l’évolution, puisqu’ils n’ont pas directement voulu nier cette théorie, dont ils n’avaient aucune idée.

Dès qu’on énonce l’objection crûment, au lieu de procéder par suggestion et insinuation, son absurdité devient évidente. Car lorsqu’un texte contient une affirmation, il contient en même temps la négation de toutes celles qui s’y opposent, et peut à bon droit être invoqué contre elles ; ainsi juge le sens commun, et le père Crignon jugerait probablement de même en d’autres circonstances. Supposons par exemple que quelqu’un se mette à répandre l’opinion selon laquelle Notre-Dame aurait été, lors de sa conception, épargnée par le péché originel, mais atteinte par un autre genre de péché, dont personne n’aurait encore parlé jusqu’à présent. Le père Crignon hésiterait-il à qualifier cette nouvelle doctrine d’hérétique et blasphématoire ? Ne s’appuierait-il pas pour cela sur la bulle Ineffabilis Deus, proclamant le dogme de l’Immaculée Conception, dans laquelle le pape Pie IX loue avec tant de magnificence la sainteté parfaite de la Mère de Dieu ? Accepterait-il qu’on lui réponde qu’à l’époque de cette bulle, la discussion portait uniquement sur la préservation du péché originel, et que Pie IX n’avait pas l’intention, en parlant de l’Immaculée Conception de Notre-Dame, de réfuter une doctrine dont il n’avait aucune idée ?

Il est donc tout à fait légitime d’évaluer les doctrines nouvelles à la lumière de l’enseignement passé de l’Église ; la saine théologie a toujours procédé ainsi, et n’a jamais admis le principe défendu par le père Crignon. Écoutons par exemple ce que dit saint Augustin à Julien d’Éclane, après avoir cité contre la nouvelle hérésie pélagienne les écrits des anciens Pères :

« Autant ces juges te seraient précieux si tu étais attaché à la foi catholique, autant ils te sont redoutables, parce que tu combats la foi catholique ; cette foi qu’ils ont sucée comme du lait, qu’ils ont absorbée comme une nourriture ; dont ils ont dispensé le lait et la nourriture aux petits et aux grands ; qu’ils ont défendue hautement et vaillamment contre ses ennemis, y compris vous, qui alors n’étiez pas encore nés, et qui vous montrez aujourd’hui de ce nombre. »6

Si, comme le dit saint Augustin, les Pères de l’Église ont réfuté le pélagianisme avant la naissance des pélagiens, ne peut-on pas dire de même que, par leur enseignement sur la création d’Adam, ils ont réfuté la théorie de l’évolution avant la naissance des évolutionnistes ?

On peut concéder à l’auteur les quatre premiers points de sa conclusion (pp. 105-107) : les Pères enseignent unanimement, comme une vérité de foi, qu’Adam est venu au monde « sans union charnelle », « sans semence », « sans naissance », sans avoir été engendré par un autre homme. Les Pères excluent pour Adam une génération naturelle, à la façon de ses fils. Mais peut-on aller plus loin et dire : « il faut évidemment comprendre qu’Adam ne naquit pas non plus d’une semence d’animal » (point 3) ? Les Pères n’ont simplement pas envisagé cette possibilité.

Ce paragraphe est quelque peu confus. Le père Crignon se dit prêt à concéder les quatre premiers points de ma conclusion, mais cela semble reposer sur un malentendu : ce qu’il concède, c’est qu’Adam est venu au monde sans union charnelle humaine, sans semence humaine, sans naissance humaine, sans avoir été engendré par un autre homme. Or ces quatre énoncés ne sont pas l’objet du débat, et sont au demeurant parfaitement clairs : étant le premier homme, Adam ne pouvait manifestement pas avoir de parents humains. Il serait complètement oiseux d’écrire un livre pour le démontrer. Ce que j’affirme, en m’appuyant sur les Pères de l’Église, c’est qu’Adam n’avait pas de parents du tout : ni humains, ni animaux7.

D’autre part, le père Crignon conteste la phrase suivante, dont il ne cite que la fin, et qu’il rattache par erreur au point 3, alors qu’il s’agit de l’un des arguments sur lesquels se fonde le point 2 : « Saint Irénée affirme qu’Adam ne naquit pas d’une semence d’homme, mais fut pris de la terre et modelé par le Verbe de Dieu ; il faut évidemment comprendre qu’Adam ne naquit pas non plus d’une semence d’animal. »

Cette phrase est pourtant facile à justifier. Visiblement, saint Irénée estime qu’être pris de la terre et modelé par le Verbe de Dieu n’est pas du tout la même chose que naître d’une semence d’homme. Ce n’est donc pas non plus la même chose que naître d’une semence d’animal, car cette dernière éventualité ne diffère pas tellement de la précédente. L’affirmation de saint Irénée s’oppose donc bien à ce qu’Adam soit né d’une semence d’animal. Mais c’est là une conclusion dont le père Crignon, conformément à son principe, ne fait aucun cas : puisque saint Irénée n’a pas envisagé cette possibilité, rien de ce qu’il affirme ne peut servir à l’exclure…

Discutable aussi est le point 5 : « Selon saint Grégoire de Nazianze, le corps d’Adam fut créé à partir de terre, tandis que les nôtres proviennent de la chair ; il est clair que le saint docteur ne s’exprimerait pas de cette façon si le corps d’Adam provenait de la chair d’un animal » (p. 107). D’après le contexte, Grégoire veut dire qu’Adam n’est pas issu de la chair comme le sont normalement les autres hommes, à commencer par ses fils. Il veut exclure toute génération humaine pour Adam (c’est son origine), tout en maintenant qu’il est vraiment un homme (c’est sa nature). C’est le point formel, et pas précisément qu’Adam ait été tiré directement de la terre, même si c’est bien ainsi que Grégoire lit le récit de la Genèse.

Saint Grégoire de Nazianze voit en Adam la figure de Dieu le Père, qui est inengendré ; il ne veut donc pas seulement exclure toute génération humaine pour Adam, mais toute génération quelle qu’elle soit, même animale.

Il exprime ce caractère inengendré de manière très forte, en disant qu’Adam ne provenait pas de la chair. Certes, il n’avait pas directement l’intention de nier que le corps d’Adam eût été créé à partir de la chair d’un animal ; mais si cette dernière hypothèse était avérée, il se serait rendu coupable au mieux d’une maladresse de langage, au pire d’une erreur d’interprétation de la Sainte Écriture, en écartant implicitement une possibilité que celle-ci n’exclurait pas. C’est en cela que son propos corrobore indirectement le point 5.

Du reste, si le père Crignon cherche sérieusement à contester ce point, il lui faudra aussi affronter les trois autres auteurs sur lesquels je m’appuie, et dont les textes sont, sous l’aspect considéré, plus directs que celui de saint Grégoire de Nazianze. Il est normal que, dans un dossier patristique, les textes se complètent mutuellement et n’aient pas tous la même valeur à tout point de vue.

Le point 6 affirme : « Le corps d’Adam fut créé à partir de terre, au sens propre du mot » (p. 107) et non en un sens métaphorique. Quand les Pères soulignent qu’il s’agit de vraie terre, au sens propre, quel but poursuivent-ils ? Le texte le plus formel est celui de saint Irénée : « Ils s’égarent donc, les disciples de Valentin, lorsqu’ils prétendent que l’homme n’a pas été modelé au moyen de cette terre, mais à l’aide de la “matière fluide et diffuse” » (p. 45). Saint Irénée ne veut pas précisément affirmer que la terre dont le corps d’Adam a été modelé était de la terre au sens de « matière inorganique », mais qu’elle était essentiellement identique à la terre que nous connaissons et, par conséquent, que le corps d’Adam était un corps comme le nôtre. Il n’oppose pas « matière inorganique » à « matière organique », mais une « matière ordinaire, comme nous la connaissons » à une pseudo « matière subtile ».

Selon saint Irénée, « il est clair que la terre avec laquelle le Seigneur remodela les yeux de l’aveugle-né était aussi celle avec laquelle l’homme avait été modelé à l’origine », et « [si nos corps] retournent [après la mort] en cette terre même, il est clair que c’est également au moyen de celle-ci que le modelage d’Adam a été effectué ».

Il faut se rendre à l’évidence : saint Irénée affirme, dans les termes les plus catégoriques et les plus péremptoires, que le corps d’Adam fut créé à partir de terre au sens propre, matière bien différente d’un corps d’animal. Mais le père Crignon, appliquant son principe de manière particulièrement radicale, refuse de voir les choses de cette façon : puisque saint Irénée écrivait contre Valentin et sa « matière fluide et diffuse », ses affirmations n’ont de valeur que dans ce contexte, et ne peuvent servir à réfuter la « matière organique » des évolutionnistes. Vraiment, avec de tels procédés, la voie est libre pour les hérésies les plus monstrueuses…

Je signale en passant que le rapprochement entre la terre utilisée pour créer Adam et celle utilisée pour soigner l’aveugle-né se trouve aussi chez saint Jean Chrysostome8, saint Ambroise9, saint Éphrem10, et de manière plus allusive chez d’autres auteurs.

Au reste, l’usage du mot « terre » est assez large : il peut s’appliquer au corps de l’homme, mais aussi à celui des bêtes, au sol sec en général, à telle partie du sol qui forme un pays, etc. Il ne semble donc pas contraire à l’intention des Pères d’admettre que le mot « terre », en Gn 2, 7, puisse avoir un sens propre mais large (analogique), applicable à la matière organique, même si eux-mêmes n’ont pas envisagé cette possibilité.

Ce passage est particulièrement fallacieux. Les deux derniers sens du mot « terre » que donne le père Crignon, à savoir « sol sec » et « pays », sont bien des sens propres, mais le dernier n’est pas pertinent dans notre contexte, car « terre » désigne dans notre cas une matière. En revanche, si le mot « terre » est quelquefois appliqué au corps humain, c’est par métonymie, précisément parce que nos corps sont issus de celui d’Adam, qui fut créé à partir de terre11. À supposer que cet emploi puisse s’étendre au corps des bêtes, il ne correspond pas du tout à un sens propre du mot « terre », et n’est absolument pas en cause dans le récit de la création d’Adam, comme le montrent abondamment les textes énumérés aux points 5 à 7 de ma conclusion12.

Selon les points 7 et 8, les Pères tiennent que la création d’Adam a exigé une transformation extraordinaire, au-delà des lois communes de la nature, de la terre en chair, par une intervention immédiate de Dieu. Cette vue n’est pas incompatible avec l’idée que le passage de la terre à la chair humaine se serait fait par un intermédiaire animal, du moment que l’intervention immédiate de Dieu reste nécessaire, au moins au terme du processus.

La pensée du père Crignon n’est pas facile à suivre. Dans le paragraphe précédent, il s’efforçait d’interpréter la « terre » dont parle la Sainte Écriture comme une « matière organique », c’est-à-dire comme un corps d’animal. À présent, il ne semble plus contester le sens du mot « terre », mais il voudrait que le changement de la terre en chair se soit fait par un intermédiaire animal ; cela signifie sans doute que la terre serait à l’origine de la forme de vie primitive qui, après une longue évolution, aurait donné naissance à l’animal utilisé pour créer le corps d’Adam. Cette hypothèse, nous dit-il, n’est pas incompatible avec les points 7 et 8 de ma conclusion si l’on suppose une intervention divine immédiate au terme du processus. Qu’en est-il réellement ?

C’est manifestement faux pour le point 7, qui énonce que « le corps d’Adam fut créé directement à partir de terre », et qui vise précisément à exclure le scénario défendu par le père Crignon.

Quant au point 8, il énonce que « la création du corps d’Adam à partir de terre fut un événement extraordinaire ». Or, selon le père Crignon, ce processus a pu se dérouler de façon parfaitement naturelle, à l’exception de la dernière étape, qui a consisté à transformer un corps d’animal anthropomorphe en corps humain. Les Pères de l’Église admiraient que la terre, substance homogène, soit changée en un corps humain avec ses différents organes ; le père Crignon remplace cette métamorphose extraordinaire par le léger remaniement anatomique permettant de passer d’un Homo erectus à un Homo sapiens. Cela suffit-il pour prétendre rester fidèle à la pensée des Pères ?

Ajoutons encore un argument, d’ailleurs présent dans mon livre13, contre l’hypothèse du père Crignon. Si celle-ci était vraie, Adam n’aurait été créé à partir de terre qu’à travers une longue suite de descendants. Il serait alors juste de dire que tous les hommes sont issus de la terre exactement comme Adam. Cela contredit le point 9, dont le père Crignon ne parle pas, et ce n’est guère en accord avec le point 8 : en effet, pourquoi insister sur le caractère extraordinaire de la création d’Adam à partir de terre, si la même chose est valable pour tous les hommes ?

Au total, il est clair que les Pères lisent le récit de la Genèse d’une façon simple et directe, à la lettre. Ils n’avaient pas de raison de faire autrement. Mais ils ne voulaient pas exclure une théorie dont ils n’avaient aucune idée. Le point formel de leur argumentation nous semble être celui-ci : Adam est un vrai homme, sa chair est semblable à la nôtre et, néanmoins, il n’est pas venu au monde par la voie ordinaire de la génération, mais par une intervention immédiate de Dieu sur la « terre », c’est-à-dire sur la matière commune à tous les corps terrestres. Nous ne pensons pas qu’on puisse leur faire dire plus que cela, en tout cas à titre de vérité de foi. La seule chose que les Pères excluent comme sûrement contraire à la foi, ce serait de tenir que le récit de la Genèse n’est qu’une fable, ou qu’Adam ne serait pas de même nature que ses descendants, parce que son corps serait fait d’une matière non terrestre, ou qu’il a été engendré à partir d’un autre homme.

Sur quoi se fonde cette discussion finale concernant le point formel de l’argumentation des Pères, ce qu’on peut leur faire dire à titre de vérité de foi, la seule chose qu’ils excluent comme sûrement contraire à la foi ? Trente-six textes patristiques sont cités dans mon livre ; le père Crignon en a superficiellement examiné deux, dont il ne retient que quelques aspects qui ne le dérangent pas, en laissant le reste de côté, sans autre justification que son principe général : les Pères ne voulaient pas exclure une théorie dont ils n’avaient aucune idée, donc il n’y a pas à tenir compte de leurs affirmations qui s’y opposent. Un principe suffisant, je l’avoue, pour détruire mon livre, mais qui est aussi virtuellement destructeur de toute la foi catholique…

Conclusion

Le père Crignon a fait ce qu’il pouvait pour sauver la cause du concordisme évolutionniste, mais sa tentative ne convainc pas. En imitant sa démarche, on peut éluder n’importe quel texte et se libérer de n’importe quelle contrainte intellectuelle ou morale. Considérons par exemple ce dialogue entre un représentant de la loi et un automobiliste coupable d’avoir traversé un carrefour au feu rouge :

— Monsieur, vous avez enfreint le code de la route !

— Ne voyez-vous pas que je suis à bord de la nouvelle Koenigsegg Gemera HV8, dotée d’une puissance de 2300 chevaux ? Une voiture aussi exceptionnelle ne peut pas s’arrêter pour quelque chose d’aussi trivial qu’un feu rouge ! Et puis, il ne faut pas lire la loi sur les feux tricolores de manière trop littérale. L’arrivée de ces nouvelles voitures invite à reconsidérer le sens des mots « rouge » et « vert ».

— Mais la jurisprudence est absolument unanime à entendre ces mots dans leur sens propre !

— Les juges n’avaient pas l’intention de porter une condamnation pour ces voitures, dont ils n’avaient aucune idée. Au reste, l’usage du mot « vert » est assez large : il peut s’appliquer à du bois qui n’est pas sec, quelle que soit sa couleur, ou à un espace végétalisé, quelle que soit la couleur des plantes qui s’y trouvent. Il ne semble donc pas contraire à l’intention des juges d’admettre que le mot « vert » dans ce texte de loi puisse avoir un sens propre mais large (analogique), applicable à la couleur rouge, même si eux-mêmes n’ont pas envisagé cette possibilité.

Que les défenseurs de la position concordiste en soient réduits à de tels procédés est un grand réconfort pour ceux qui, dociles à l’enseignement de l’Église, restent attachés au sens véritable de la Sainte Écriture, tel qu’il ressort d’une lecture honnête des écrits des Pères.


  1. Sedes Sapientiæ 106 (décembre 2008) 57-77. ↩︎

  2. Ibid., p. 71. ↩︎

  3. Ibid., pp. 75-76. ↩︎

  4. Voir les études publiées à ce sujet par le père de Blignières avant son rapprochement avec Rome : Jean-Paul II et la doctrine catholique (1981) et L’enseignement de Jean-Paul II (1983), ainsi que Lettre à quelques évêques sur la situation de la Sainte Église et mémoire sur certaines erreurs actuelles (1983), qui est également, à l’exception de l’annexe, l’œuvre du père de Blignières. ↩︎

  5. Cf. Regard de la foi sur l’évolution, pp. 3-6. ↩︎

  6. « Quanto tibi essent isti iudices optabiliores, si teneres catholicam fidem ; tanto tibi sunt terribiliores, quia oppugnas catholicam fidem, quam in lacte suxerunt, quam in cibo sumpserunt, cuius lac et cibum parvis magnisque ministraverunt, quam contra inimicos etiam vos tunc nondum natos, unde nunc revelamini, apertissime ac fortissime defenderunt. » Contra Iulianum, II, c. 10, n. 37 : PL 44, 700. ↩︎

  7. L’énoncé du point 4, que le père Crignon ne reproduit pas correctement, est le suivant : « Adam ne fut engendré par personne ». Le pronom indéfini « personne » doit ici s’entendre en un sens élargi : Adam ne fut engendré par aucun être, pas même par un animal. C’est bien ce qui ressort des textes patristiques invoqués pour étayer ce point. Notons que dans le texte de saint Cyrille d’Alexandrie p. 69 et dans celui de saint Hilaire p. 74, les expressions « ne fut engendré par personne » et « ne naquit de personne » traduisent respectivement « ὑπ’ οὐδενὸς ἐγεννήθη » et « originem non habu[it] nascendi » ; il serait acceptable, voire préférable, d’y remplacer « personne » par « aucun être ». ↩︎

  8. Voir notamment Homiliæ in Ioannem, XII, n. 2 & LVI, n. 2 : PG 59, 83 & 307-308. ↩︎

  9. Voir notamment Expositio Evangelii secundum Lucam, I, n. 7 : CCL 14, 10 ; PL 15, 1536 et Epistulæ, LXVII, n. 6 : CSEL 82/2, 167 ; PL 16, 1272. ↩︎

  10. Commentarius in Diatessaron, c. 16, n. 28 : SC 121, 299-300. Hymni contra hæreses, XXXVII, n. 3 : SC 590, 118-119. Hymni de nativitate, XVII, nn. 14-15 : SC 459, 216-217. ↩︎

  11. Cet usage se rencontre principalement chez les commentateurs de la Sainte Écriture. Il apparaît déjà dans la Sainte Écriture elle-même, lorsque Dieu dit à Adam (Gen 3, 19) : « Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière » ; ou bien, selon le texte des Septante : « Tu es terre, et tu retourneras à la terre. » De même, le corps d’Ève, en raison de son origine, est appelé « os » par Adam (Gen 2, 23) : « Voilà maintenant un os de mes os. » ↩︎

  12. Le point 6, qui affirme que « le corps d’Adam fut créé à partir de terre, au sens propre du mot », s’appuie notamment sur le fait que de nombreux Pères s’expriment dans un contexte argumentatif ou technique, dans lequel « il importe que le langage employé soit clair et précis, sans métaphores indétectables et indéchiffrables, de sorte que le mot terre est à prendre au sens propre ». Ce qui est dit ici des métaphores vaut aussi pour les métonymies et les analogies. ↩︎

  13. Op. cit., p. 113. ↩︎