le 3 novembre 2023 dans Débat
Un lecteur de mon livre, peu enclin à en admettre la conclusion, m’a expliqué sa réticence de la manière suivante :
Comme souvent, l’argument patrologique me semble toutefois délicat à manier car la plupart des textes ne portent sur la création d’Adam qu’à titre d’illustration d’une autre vérité, et presque tous les autres s’en servent comme argument d’une autre vérité et n’examinent pas la question en profondeur.
L’argument patrologique ne me semble donc pas déterminant, à lui seul, pour réfuter l’hypothèse de la création à partir d’une matière vivante préexistante.
Cette objection repose sur des conceptions erronées au sujet de l’argument patristique, mis en œuvre dans mon livre, et elle s’inscrit dans un courant théologique influencé par le modernisme, qui menace l’autorité des Pères de l’Église.
L’argument patristique
Deux conditions sont nécessaires, à l’exclusion de toute autre, pour que l’autorité des Pères de l’Église soit pleinement décisive : ceux-ci doivent être unanimes, et ils doivent présenter leur enseignement comme lié à la foi ou aux mœurs. C’est ce qui ressort des textes du concile de Trente, du Ier concile du Vatican et du pape Léon XIII, cités dans mon livre1 ; et les critères donnés par les théologiens auxquels je renvoie ne font que développer ces deux conditions.
On reconnaît déjà ces principes dans les deux premiers livres du traité Contre Julien de saint Augustin, où se trouve peut-être l’utilisation la plus célèbre de l’argument patristique. Après avoir invoqué de nombreux textes en faveur de la transmission du péché originel et de la nécessité du baptême pour le salut, saint Augustin conclut en insistant sur trois points : les auteurs cités sont illustres par leur science, par leur sainteté, par leur zèle à défendre la vérité révélée ; ils constituent une vaste assemblée, issue d’époques et de régions très diverses ; et ils s’expriment comme gardiens de la foi qu’ils ont reçue et qu’ils ont œuvré à répandre2. Le premier point signifie que ces auteurs sont des Pères de l’Église, et les deux autres correspondent aux deux conditions qui caractérisent le consensus unanime des Pères en matière de foi.
Pour estimer la valeur dogmatique d’un texte patristique, il ne faut donc pas se demander si la doctrine considérée y apparaît comme illustration ou comme argument d’une autre vérité, ou si elle est soumise à un examen approfondi ; ce qui importe, c’est qu’elle soit énoncée comme objet de foi.
Une mise en œuvre rigoureuse
Ainsi, le fait que beaucoup de textes de mon florilège utilisent la création d’Adam à l’appui d’un autre dogme n’est pas une faiblesse ; au contraire, dans bien des cas, cela a pour effet de donner plus de vigueur au texte, et je n’ai pas manqué de le souligner3. Saint Athanase fustige le manque de foi des ariens, qui refusent d’admettre le mystère de la génération éternelle du Fils, et il leur oppose la création extraordinaire du premier homme ; que dirait-il si les ariens lui répondaient qu’ils n’y croient pas davantage ? Saint Cyrille de Jérusalem agit de même face aux juifs qui jugent impossible la maternité virginale de Notre-Dame ; que dirait-il si les juifs avouaient douter également de la création d’Adam à partir de terre ?
J’énumère ainsi dans mon livre neuf Pères chez qui l’intention dogmatique est manifeste4. Elle apparaît aussi chez plusieurs autres, quoique de façon moins évidente, et elle n’est exclue par aucun d’entre eux. Les Pères sont donc moralement unanimes à juger que cette question relève de la foi.
De même, le manque de profondeur que l’on reproche aux textes de mon florilège ne nuit en rien à mon propos. J’isole dans mon livre neuf énoncés précis5, auxquels les Pères adhèrent de manière moralement unanime, et qui sont incompatibles avec la théorie de l’évolution ; peu importe que les Pères n’aient pas étudié plus en profondeur, au-delà de ces neuf énoncés, les circonstances de la création d’Adam.
Finalement, je crois avoir mis en œuvre l’argument patristique avec toute la rigueur souhaitable, et les théologiens mentionnés dans mon livre6 en conviendraient sans doute ; plusieurs d’entre eux invoquent déjà le consensus des Pères de l’Église contre la théorie de l’évolution, en s’appuyant pourtant sur un dossier considérablement plus faible que le mien.
L’autorité des Pères de l’Église en danger
On constate chez certains théologiens, surtout depuis la fin du dix-neuvième siècle, une tendance à exiger toujours plus de nouvelles conditions pour la validité de l’argument patristique. Comment ne pas y voir une manifestation du combat des modernistes contre l’autorité des Pères de l’Église, dénoncé par saint Pie X ?
Ils sentent que leurs efforts sont entravés principalement par trois obstacles : la méthode philosophique scolastique, l’autorité des Pères et la Tradition, et le magistère de l’Église. Contre ces trois adversaires, ils mènent une lutte acharnée7.
Si l’on suit cette tendance, l’argument patristique devient entièrement vain, car inopérant en dehors des dogmes les plus fondamentaux de la foi catholique, lesquels sont déjà suffisamment attestés par ailleurs. La doctrine catholique sur l’autorité des Pères de l’Église fait alors figure d’héritage du passé désormais dénué de sens, qui encombre inutilement les professions de foi et les ouvrages de théologie, et qui a d’ailleurs presque partout disparu des unes et des autres après le concile Vatican II.
Tenons-nous donc à l’écart de ce courant, et sachons reconnaître le consensus des Pères de l’Église dans les cas bien établis, au nombre desquels figure la création d’Adam sans parents, à partir de terre.
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Regard de la foi sur l’évolution, pp. 32-34 & 36. ↩︎
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Contra Iulianum, II, c. 10, n. 37 : PL 44, 700. ↩︎
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Op. cit., p. 110. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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Op. cit., pp. 105-109. ↩︎
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C’est-à-dire Franzelin, Mazzella, Palmieri, Pesch, Billot, de Groot, Lépicier, Hugon, Garrigou-Lagrange et Doronzo. ↩︎
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« Tria sunt potissimum quæ suis illi conatibus adversari sentiunt : scholastica philosophandi methodus, Patrum auctoritas et traditio, magisterium ecclesiasticum. Contra hæc acerrima illorum pugna. » Enc. Pascendi : ASS 40 (1907) 636. ↩︎